LES DÉRIVES ET LE JUSTE par Agnès Aflalo

Par la grâce de l’invitation conjointe de Catherine Clément et de Monique Canto-Sperber, la proscription exercée à l’endroit de Lacan depuis plus de quarante ans à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, a été levée hier soir. Dans sa brève allocution, précédant la lecture du passage du Séminaire XVI qu’il avait à lire, Jacques-Alain Miller a donc tenu à les en remercier. La nouvelle direction ne juge plus Lacan comme un fauteur de trouble à bannir, pas plus qu’elle ne tient le gendre pour responsable des pêchés du beau-père.
Difficile pourtant de fêter la fin du bannissement de Lacan sans saisir son envers d’ostracisme décidé dont Jacques-Alain Miller est victime depuis plusieurs mois et qui ne vise qu’à l’effacement de son nom propre. Il n’a pas échappé à Luc, son fils, que vouloir atteindre ce nom-là, c’est d’abord atteindre sa famille – ascendants partis dans les fumées de la guerre et descendants vivants devant endurer cette nouvelle relégation. Mais il n’a pas échappé non plus à Ève, sa fille, qui ne ménage pas sa peine en cette rentrée, que ce nom propre est aussi le nom d’un feu froid, impossible à supporter et qui est l’armature du discours analytique. Le travail silencieux et solitaire d’établissement du Séminaire de Lacan et le travail public du Cours ont fait savoir que le nom propre qui désigne le réel est celui de Jacques-Alain Miller. Ce nom-là dérange aujourd’hui comme ceux de Freud et de Lacan qui l’ont précédé.
Les tentatives d’en finir avec le discours analytique trop subversif ont commencé dès le vivant de Freud. Ses contributions à l’histoire du mouvement analytique n’ont pas d’autres sens que celui de l’urgence à prendre parti au moment où son invention est menacée. C’est la même urgence qui se manifeste aujourd’hui. Le péril est toujours l’œuvre des adeptes de Procuste, et le fleuve de boue qu’ils charrient menace la vie même de la psychanalyse. Quand le psychanalyste montre le réel, l’imbécile s’en prend à son nom propre. Confondre nom propre et réel nourrit le rêve qu’il serait enfin possible de se débarrasser du réel pour se livrer au dépeçage de la psychanalyse. Une fois mortifiée, les semi-habiles pourraient enfin faire passer des vessies pour des lanternes.
Il n’y a qu’un seul Lacan vivant et en effet, il ne se tiendra jamais tranquille parce que c’est le réel qui lui confère son intranquillité. Mais n’y a-t il pas plusieurs façon de le faire périr selon le profit que l’on veut tirer du forfait ? Le profit politique s’accommode assez bien des extrêmes et on le voit fleurir à droite comme à gauche. Oublier que Lacan n’était pas plus progressiste que Freud n’est-ce pas prendre le risque d’une révolution qui ramène immanquablement au point de départ avec un maitre encore plus fort ? Les formes soit disant « scientifiques » de la psychanalyse nous le montrent, le maitre scientiste qu’elles servent, heureux de satisfaire ses penchants cruels, ne vise qu’une rentabilité accrue. Les phénomènes de suicide dans tous les lieux de socialisation obligatoire disent le succès d’une telle entreprise. Malaxer et pétrir l’enseignement de Lacan pour le rendre compatible avec des unités de valeur ne vise pas seulement un savoir totalisé qui serait enfin fréquentable. Il organise la terreur bureaucratique – connu des états totalitaires – des administrations que l’évaluation renforce toujours plus dans nos universités et bien au-delà. La belle âme ne vaut pas mieux quand elle persiste à vouloir ignorer les conséquences de ses révoltes et ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Alors, n’est-il pas temps de saisir que les dérives qui font consensus pour mortifier l’enseignement de Lacan sont des logiques de discours qui s’opposent résolument au discours analytique ? Aujourd’hui encore, il y a les dérives et il y a le Juste.

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