DIDEROT. J’aime mieux un essai qu’un traité ; un essai où l’on me jette quelques idées de génie presqu’isolées qu’un traité où ces germes précieux sont étouffés sous un amas de redites.

CATHERINE LAZARUS-MATET. Pire que l’« amur ». Février 1972. Lacan s’apprête à aborder l’ « amur » sur un versant, selon lui, pas très amusant, et ponctue : « Or, moi, je ne peux pas me soutenir autrement que d’amuser, amusement sérieux ou comique ». Le sérieux, dit-il, c’est pour son Séminaire, le comique, pour ses entretiens à la Chapelle de Sainte-Anne, dont ce propos est tiré. Jacques-Alain Miller nous offre la lecture conjointe de ces … « (a)mur-sements ».

Deux volumes inséparables. Comme le joli couple d’inséparables des Oiseaux d’Hitchcock, la parution du Séminaire XIX, …ou pire, et de Je parle aux murs va-t-elle déclencher quelque déchaînement ? D’enthousiasme sûrement. Les  inséparables, ça ne cause pas, ça s’accouple de façon invariable. Ces volumes sont deux, séparés, illustrant ce qu’il en est de l’Un. La raison ? Les premiers entretiens de Sainte-Anne, destinés aux internes de psychiatrie sur « Le savoir du psychanalyste », cheminent de leur côté tandis que le Séminaire se construit la même année et aspire les entretiens suivants dans l’élaboration du « Y a de l’Un ». Et si l’un et l’autre des volumes tournent autour de la frontière entre vérité et savoir, de la vérité du non rapport sexuel, de l’opacité du sens, de la nécessité des mathèmes, l’adresse aux médecins explicite l’impossible et est tissée de la consistance du parcours de Lacan psychiatre et analyste, de son amertume aussi, de l’épaisseur de l’avancée de son enseignement, alors que …ou pire cerne un vide. Ces entretiens sont emplis de joyeux paradoxes et sans concession. Ainsi : « L’antipsychiatrie (qui ne règle rien de la psychose, précise Lacan) est un mouvement dont le sens est la libération du psychiatre ». Le brio des propos sur les murs, ceux à qui il parle, ceux de l’asile (hommage est rendu à Aimée), celui entre les sexes, donne toute sa force à un discours hors des sentiers battus. L’ignorance, précise Lacan, conforte le savoir établi.

Ces murs rejoignent le Séminaire. Tels la caverne de Platon, approchant l’objet a, ils sont faits pour entourer un vide, dit Lacan. La quatrième de couverture du Séminaire XIX donne avec une gravité subtile et déliée le ton du chamboulement du dernier enseignement de Lacan inauguré là. Lacan « enseigne ici le primat de l’Un dans la dimension du réel », écrit J.-A. Miller. Si les entretiens du Je parle aux murs sont des feux d’artifices, avec …ou pire, c’est feu les artifices. L’Un vide l’Autre. Lacan l’énonce : « Le vide est la seule façon d’attraper quelque chose avec le langage ». Il n’y a d’existence que dans la dépendance de l’Autre, pas d’être sans le réel, pas de rapport sexuel sans la lettre pour l’écrire, sinon rien. Si la vérité du  non rapport sexuel se mi-dit, l’autre moitié dit pire. Et Lacan, sur la route du réel, s’adresse aux analystes en corps, les faisant frères de leurs analysants car « nous sommes les fils du discours », et noue la fraternité des corps avec la montée du racisme. Tout en souhaitant à ceux qui le commentent, dans le compte rendu en annexe, que « fasse ces lignes trace du bon-heur, leur sans le savoir ». Autre mode de fraternité.

LAURE NAVEAU. Un petit météor : le premier livre de Martin Quenehen, Jours tranquilles d’un prof de banlieue. Je l’ai lu d’un bout à l’autre en riant aux larmes. Il ne traite avec humour que de sujets sensibles et délicats. La langue utilisée a ceci de saisissant, qu’elle semble affine à l’objet dont elle parle. Et ce faisant, elle s’en exile. Puisqu’à la fin, il tire son chapeau à tout cela.

De quel objet s’agit-il ? Les profs ? Les élèves ? Les jeunes de banlieue ? L’Education Nationale et son absurdité actuelle ? Le savoir ? L’ignorance ? Le pouvoir ? La lâcheté ? Le courage ? Un peu tout cela. Mais dans un bien dire qui décoiffe. Le ton est ironique, juste comme il faut pour être sérieux, témoin d’une expérience, d’une praxis même, de la juste distance prise avec l’impuissance, et de sa rencontre avec l’impossible.

Martin est un jeune prof capétien d’histoire-géo, plutôt doué, plus analysé, lacanien et érudit que la moyenne. Cela s’entend dès les premières pages. L’histoire commence lorsqu’il manque de recevoir sur la tête la canette de Fanta (pleine et ouverte) balancée du premier étage du bahut où il enseigne (alors qu’il est sorti fumer sa clope), par des élèves anonymes. L’ambiance est donnée : on pense au film Les dieux sont tombés sur la tête, où ce qui produit des effets en série est une bouteille de coca-cola en verre, qui tombe du ciel dans une lointaine savane primitive, intouchée jusque là par la civilisation.

Dès lors, s’engage une cavalcade joyeuse dans une langue superbe, semée de néologismes saisissants de vérité. Les situations sont alternativement cocasses et désolantes. Les adultes en prennent autant pour leur grade que les jeunes, tous sous-cultivés, à peu d’exceptions près.

Exemple, p. 34, à propos d’un échange lapidaire sur les blacks, blancs, beurs… et  juifs : « Si je leur dis que je suis goyshkénaze, ils vont flipper. Et puis, à quoi bon leur expliquer – comme le fait si bien François Regnault – que dire juif en occident implique le désir (que ce désir se monnaie en amour, haine, intérêt, curiosité, etc) ? Autrefois, j’ai essayé. En vain. Au fond de lui, chacun de nous a déjà choisi sa position pour ou contre le nom juif. Et au lycée Louis-Ferdinand Céline, c’est toujours contre. Tout contre. »

On referme le petit météore. On se dit qu’on va le relire souvent, l’offrir aux enfants, aux parents, aux amis. Pour faire rire. Et aussi donner à réfléchir.

JACQUES-ALAIN MILLER. Catherine Millot, la première et la seule “cool-mystic” du siècle. « Habent sua fata libelli », on cite en le tronquant le vers de Terentianus le Mauritanien, qui vivait sous Hadrien. On oublie que le destin des livres se décide « pro captu lectoris ». Cependant, cet oubli fait sens : le parcours d’un signifiant  n’est jamais Turing-calculable. Si une lettre arrive toujours à destination, c’est que, là où elle arrive, c’était sa destination – se révèle après-coup l’avoir été depuis toujours.

Beaucoup finissent dans les poubelles de l’histoire, toujours pleines à ras-bord de lettres en souffrance et de corps torturés. Combien de signifiants, paraissant promis à de hautes destinées, ont fini misérablement. Voltaire reste par Candide, non par ses tragédies. On lit plus les Lettres persanes que De L’Esprit des lois, Les Mots que la Critique de la raison dialectique ; Paludes a effacé Les Faux-Monnayeurs ; Althusser restera par ses mémoires d’un fou, non par la causalité métonymique et la lecture symptomale. La mince et très simple Solitude de la Millot est d’un art tout aussi raffiné que les plus chatoyantes Soledades d’un Gongora.

L’amie y’O, n’ayons garde d’oublier son O initial et final.

Origine du monde, il se porte rouge sang dans Histoire d’O. Ici « page blanche » qui attend l‘ensemencement par l’écriture, c’est un souverain « = Zéro » de fin du monde. La belle Catherine est la grande faucheuse de toute chose. Elle en révèle la vanité. Elle en fait un bibelot qu’elle abolit aussitôt, le réduisant à l’inanité sonore qui, « dans la beauté du jour naissant », s’évapore. Au moment topique de son expérience, le « Es gibt» est celui de la paix – non pas « la paix du soir », analysée par Lacan, mais la répétition apaisée du même jour et de la même nuit, dans le néant de tout appel comme de tout souci. Au plus profond de cette expérience qui est douce, et dont le charme prégnant se communique au lecteur comme un parfum, seul le vide, acquiesçant à tout, d’un horizon dépeuplé de tout parlêtre, et de Catherine elle-même, s’avère assez consistant pour enclore la jouissance infinie d’un être asymptotique à se confondre avec la pureté du non-être.

Mysticisme, il est arrivé à l’auteure de prononcer ce mot, mais mysticisme sans acmé, sans le bavardage du « lieu de l’Autre », sans autre partenaire du sujet que sa propre solitude personnifiée, déifiée – O Solitude.

Les Anglais parlent du style mock-heroïc de Dryden et de Pope. Forgeons ici l’expression de cool-mystic pour désigner cette expérience et ce style sans exemple dans aucune littérature d’aucun temps, mais  qui auront peut-être des émules. Car, de cool-mystic amoureuse de sa solitude, j’en connais au moins une, mais elle lit Pascal, et se refuse à écrire. Ce livre, cette recension, pourraient la déclencher.

Comment peut-on être mystique au XXIe siècle sans ringardise ? On l’apprendra de cette gemme très pure. Le « J’écris O Solitude » dont on devine le dur désir durable, a trouvé, comme chez le Narrateur de La Recherche, une issue heureuse. Ce n’est ni le temps perdu, ni le temps retrouvé, ni le temps immobile ou suspendu. C’est « le temps rendu à sa liberté », celui d’une écriture wirklich qui apporte le bonheur, et nulle béatitude.

On voit bien chez Catherine Millet, chantre de l’orgie surbookée, que la jouissance ne fait pas forcément plaisir. Catherine Millot, abysmée, si je puis dire, dans l’Abgrund (Schelling) de sa solitude, montre l’évidence du dit de Lacan, selon lequel « le désir est la métonymie du manque à être ».

« Rien d’humain qui ne me soit étranger », laisse entendre, au rebours de Térence, la Catherine qui s’en va toute seule. Entendez que le signifiant phallique qui gouverne l’hommanité-romanité-totalité-communauté se voit ici dépouillé de ses pouvoirs – remplacé, dirait Alphonse Allais, par la fesse perdue de Cunégonde atrophiée, dont rien ne procède.

Catherine, toi nymphe recluse dans le saint mutisme, c’est ce livre, fruit de tes noces avec le rien, qui te perpétuera.

Ni almageste, ni portulan ou bestiaire, tu tiens commerce, en ville, d’un très grand livre.

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