LA PRATIQUE des psychothérapies est passée voici un demi-siècle à une échelle de masse. Elle a progressé sans être aucunement organisée par l’Etat. Elle n’a jusqu’à présent provoqué aucun désastre qui soit de loin comparable à celui de la canicule. On a pu constater, lors des Etats généraux de la psychiatrie, en juin (Le Monde du 6 juin), qu’une demande de psychothérapie se manifeste massivement en France dès qu’elle en a l’occasion.

Voici que, le 14 octobre, en fin de journée, l’Assemblée vote à l’unanimité, gauche et droite confondues, un amendement conférant au ministre chargé de la santé le pouvoir de fixer par décret les différentes catégories de psychothérapie et les conditions de l’exercice professionnel. En l’absence de tout débat public sur la question, il n’est pas sûr que la représentation nationale ait mesuré toutes les conséquences de ce texte bref.

Bernard Accoyer (vice-président du groupe UMP de l’Assemblée ), le promoteur de cet amendement, dit avoir découvert l’an dernier, par hasard, sur l’indication d’un correspondant, l’existence d’un inquiétant « vide juridique », qui menacerait la sécurité du public. Il a entrepris de le combler.

Nous ne disons pas que M. Accoyer a découvert la Lune. Néanmoins, s’il avait été aisé d’introduire dans le domaine des psychothérapies la licentia docendi (la permission d’enseigner) et le monopole universitaire, on peut penser que cela aurait été chose faite depuis longtemps.

Si cela n’a pas été le cas, il faut croire que certains obstacles existaient. Ces obstacles, il convient d’abord de les identifier avant de savoir s’ils peuvent être levés, et à quelles conditions, pour autant que cela apparaîtrait souhaitable.

La nature même de l’action psychothérapeutique se prête mal à la collation universitaire des grades.

Parmi les psychothérapies, la plupart de celles qui opèrent par la parole et l’écoute procèdent de la psychanalyse (et celle-ci, selon Michel Foucault, de la pratique de la confession). Or, depuis l’origine, c’est un fait que les conceptions diffèrent sur les paramètres du traitement psychanalytique comme sur les facteurs qui concourent à son efficacité. La nature exacte de l’ « inconscient » est controversée. Freud lui-même a plusieurs fois changé de conception. Les courants se sont multipliés, et longtemps combattus. On note maintenant une certaine tendance à l’apaisement, mais aussi à la fragmentation. Le développement de la discipline s’est donc poursuivi depuis un siècle hors de l’Université, et elle est profondément antipathique à l’idéal universitaire traditionnel, ce d’autant plus qu’il est exigé que le praticien soit lui-même passé comme patient par une analyse, soumise à tous les aléas d’une relation interpersonnelle, confidentielle par nature. L’Etat dans sa sagesse s’était donc gardé de légiférer à son propos, en dépit des tentations qui revenaient périodiquement de « combler un vide ».

Qu’est-ce qui a changé ? D’abord, à côté de la psychanalyse proprement dite, pratique rare et exigeante, la demande sociale a fait naître nombre d’ersatz et de contrefaçons ; le public exige maintenant la protection du consommateur.

Dans le même temps, la médecine, éclairée par la science, est sortie décidément de l’empirisme et a connu des progrès sensationnels, qui expliquent que l’on songe à faire bénéficier la psychanalyse d’approches nouvelles : codification des pratiques, évaluation chiffrée des résultats, établissement de séries statistiques, élaboration de protocoles, « conférences de consensus », standardisation des « conduites à tenir », « démarche transversale ».

Loin de nous l’idée de décrier la scientifisation de la médecine, qui est un bienfait. Seulement, il se trouve que, à notre avis du moins, les méthodes qui ont fait merveille en cancérologie et en épidémiologie rencontrent des obstacles de structure en psychanalyse.

En effet, si surprenant que cela puisse paraître, en psychanalyse c’est ce que dit le sujet de son symptôme qui constitue le symptôme lui-même. Autrement dit, à la différence du symptôme médical ou psychiatrique, le symptôme au sens analytique n’est pas objectif, et ne peut être apprécié de l’extérieur ; l’évaluation même de la guérison est elle aussi tributaire du témoignage du patient. Nous sommes là à mille lieues de la pratique médicale contemporaine, qui tend de plus en plus à se passer d’interroger le patient pour extraire du corps un ensemble de chiffres. Jusqu’à l’émergence de la psychanalyse, l’objectivisme des meilleurs psychiatres les conduisait d’ailleurs à tenir les femmes hystériques pour des simulatrices, et leurs maladies pour imaginaires.

Si le nom de Freud est resté dans toutes les mémoires, c’est qu’il a été le premier à dépasser les idéaux du scientisme qui l’avait formé, et à reconnaître, dans des termes sinon scientifiques, du moins compatibles avec la science, le réel singulier et invisible qui était présent dans la souffrance de l’hystérique. Quand le docteur Accoyer exerce sa pratique d’ORL, le bouchon de cérumen est là, qui obstrue le conduit auditif, il l’amollit, il l’extrait. Dans les troubles névrotiques, le regard médical ne voit rien.

Les traitements de pure suggestion, où opère le seul ascendant de la « forte personnalité » et qui ne sont pas scientifiques du tout, n’en sont pas pour autant sans efficacité aucune. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi les haruspices, les astrologues, les Raspoutine ont de tout temps hanté les couloirs du pouvoir. De mauvais esprits soutiennent même que le charisme de l’homme politique, voire du leader religieux, serait du même ordre que celui de ces charlatans.

Dans le traitement psychanalytique au contraire, l’analyste tente de défalquer le facteur de sa personnalité : il amenuise les marques de sa présence, tend à l’impersonnalité, se fait invisible, use rarement de la parole. Selon les écoles, il doit, pour atteindre à la position idéale, penser toujours à ses propres pensées, ou n’y penser jamais. Toujours est-il que l’on s’accorde très généralement à dire qu’il demeure un résidu de ce facteur personnel, et que ce résidu est irréductible. De même, aussi longue et exigeante soit-elle, une analyse dite didactique, celle qui vise à préparer un sujet à exercer la psychanalyse, ne parvient jamais à annuler ce reste. Le sujet scientifique peut prétendre à l’impersonnalité, le sujet analytique ne le peut pas.

L’évaluation de ce facteur – appelons-le le facteur petit a – est très difficile. On n’arrive pas à le chiffrer, pas plus que l’on ne peut « computer » la libido freudienne. Il correspond plutôt à ce que les comptables de l’administration militaire appellent une sortie d’écriture : un cas qui sort du cadre. Si Freud a tant écrit, et constamment renouvelé ses approches, on pourrait dire que c’est précisément parce qu’il voulait désespérément capturer ce petit a dans le discours scientifique, et en faire un objet comme les autres. Puis Lacan vint, qui dut conclure qu’il y avait dans le monde un type d’objet qui n’avait pas été repéré jusqu’alors (au moins en Occident) : il l’appela l’objet petit a.

Du côté de l’analyste, cet objet est le ressort de l’acte analytique ; du côté du patient, c’est le résultat de l’opération. Son évaluation requiert des procédures singulières et évidemment confidentielles. C’est pourquoi la formation des psychanalystes a été traditionnellement assurée depuis Freud en dehors de l’Université, dans des associations, qui garantissent la formation et la pratique de leurs membres.

La plupart de ceux-ci travaillent, ou ont travaillé durant de longues années, dans les institutions publiques ; la très grande majorité a des diplômes universitaires de psychiatre ou de psychologue ; d’autres formations universitaires sont également accueillies ; mais ces formations préalables ne se confondent nullement avec la formation psychanalytique, qui est spécifique. Les associations ont chacune leurs protocoles d’évaluation et d’accréditation, sans cesse contrôlées par des pairs à travers de multiples conférences nationales et internationales.

Ce qui a choqué dans l’épisode présent, qui devra être rapidement surmonté, c’est la trop grande discrétion et la précipitation qui ont marqué l’élaboration et le vote de ce malheureux amendement, et surtout le vocabulaire de l’urgence et de la menace qui a été employé. Ce style d’intimidation n’était pas digne de la représentation nationale, et il n’était pas approprié à une matière qui demande à être traitée avec tact et discernement, avec tout le respect que mérite la douleur psychique, même si elle n’apparaît pas sur les images de l’IRM, avec le respect aussi de ces psychothérapeutes indépendants, sans diplômes parfois, qui gèrent honnêtement un petit charisme personnel, offrant une écoute attentive et modeste à la misère du monde.

Il y a évidemment dans ce domaine des opérateurs très nocifs, qui abusent de la crédulité publique, diffusent des sornettes, prodiguent inconsidérément des promesses de bonheur. Il y a aussi les sectes, dont M. Accoyer se préoccupe légitimement, sans oublier les industriels du « psy-business », qui accumulent des fortunes – mais on peut craindre que ceux-là ne soient des intouchables.

Non, « les 30 000 psychothérapeutes exerçant en France », comme on dit maintenant, ne sont absolument pas, en tant que tels, une menace. Tout au contraire, ils assurent une fonction sociale éminente, bien que non réglementée.

Crevez par décret le cocon d’écoute qui enveloppe la société, le coussin compassionnel sur lequel elle est assise, crevez le tympan de toutes ces oreilles, éradiquez la psychanalyse, faites la vie impossible aux psychothérapeutes, ouvrez libre carrière au maître moderne s’avançant dans le fracas de ses protocoles et de ses accréditations, tout bardé de carottes et de bâtons, et vous verrez comme par miracle reparaître des pathologies disparues, telles les grandes épidémies hystériques, vous verrez croître et multiplier les sectes et les sorciers, qui s’enfonceront dans les profondeurs de la société et échapperont d’autant mieux à votre censure.

Il faut savoir que les pratiques de l’écoute sont vouées à se répandre dans toute la société. Elles sont désormais présentes dans l’entreprise comme à l’école, et chacun peut constater qu’elles inspirent le style même du discours politique contemporain. L’écoute est devenue un facteur de la politique et un enjeu de civilisation. S’il faut donc en venir maintenant à encadrer ce secteur en croissance accélérée, ce doit être fait en toute connaissance de cause, avec l’accord des acteurs sérieux, dans la sérénité et en anticipant les contre-effets.

Une réglementation doit-elle passer par la création d’un « acte psychothérapeutique » qui pour l’heure n’existe pas ? S’il était créé, ce serait un acte commun aux médecins et à des non-médecins, donc considéré comme déqualifié au regard de la prescription médicale ; il devrait être remboursé, grevant d’autant le budget de la Sécurité sociale, et subissant les inévitables restrictions qui s’annoncent. On sait, par l’exemple de la Suisse et des pays scandinaves, l’usage qui peut être fait de l’appel à la « bonne pratique » pour justifier toutes sortes de restrictions d’accès aux psychothérapies. On sait aussi combien le diagnostic peut être incertain en cette matière.

En tout état de cause, il serait exorbitant d’inclure dans ce cadre la psychanalyse, comme le propose le docteur Cléry-Melin dans le rapport qu’il a remis début octobre au ministre chargé de la santé. Cela ne présagerait rien d’autre que la régression profonde de la discipline, son ravalement, suivi de son dépérissement. On a vu cela se faire dans bien des pays, notamment les Etats-Unis d’Amérique. Est-ce cette « exception française » que l’on déteste et que l’on veut faire disparaître ?

Imaginons que la frontière aujourd’hui poreuse entre l’acte thérapeutique et l’activité dite de « counselling » se durcisse. Les psychanalystes se verraient à terme forcés de s’inscrire de ce côté-là. Des réseaux se construiraient – analyste-conseil, généraliste prescripteur occasionnel, clinique privée – évitant le passage par le « psychiatre coordinateur régional », véritable préfet de la santé mentale, prévu par le docteur Cléry-Melin. On aboutirait très vite à une stratification de la distribution des soins. Ce qui jusqu’ici était accessible au public, avec parfois quelques erreurs d’attribution (certains schizophrènes traités par des séances quotidiennes de psychothérapie, comptabilisées sur les feuilles de soins remboursés), serait désormais hiérarchisé ; l’inégalité des classes sociales devant le soin s’accentuerait encore ; la psychanalyse serait alors réservée à la classe moyenne aisée (upper middle class).

Quand la santé publique est en jeu, et dans le domaine si délicat de la santé mentale, il était fort imprudent de légiférer sans avoir ouvert le moindre débat public. La conjonction temporelle entre le vote de l’amendement Accoyer et le dépôt du rapport Cléry-Melin a encore ajouté au pénible de l’épisode, et l’a fait qualifier de « guet-apens ».

Mais il serait vain de s’arrêter à des procès d’intention. Il convient que l’amendement Accoyer soit maintenant retiré. Il aura eu le mérite d’avoir réveillé les psychanalystes, et, au-delà, tous ceux qui ne croient pas que les voies de l’avenir de nos sociétés puissent être tracées par le calcul clandestin d’évaluateurs à prétention universelle.

Comptons que le Sénat saura laisser au débat public l’opportunité de se développer dans l’opinion éclairée.

par Jacques-Alain Miller

Pour Point de Vue

Article paru dans l’édition du 30.10.03

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