IL EST de la nature d’une gauche de gouvernement de gouverner. La seule chose dont elle puisse se rendre coupable est de perdre les élections. A quelles conditions les gagnera-t-elle en 2007 ?

La gauche va rebondir, dit Pierre Mauroy. Non. Aucune chance tant qu’une troisième gauche de gouvernement, après Blum-Mollet et Mitterrand-Jospin, n’aura pas été repensée à nouveaux frais. Le premier préjugé dont elle devra s’alléger est de croire qu’il y a l’Homme-de-gauche.

Oui, il y eut jadis l’Homme-de- gauche. Il se distinguait par sa mémoire d’éléphant. François Mitterrand, quand il était candidat, savait faire défiler en accéléré, comme dans un clip, la grande geste de la gauche : 1789, 1848, 1936, les congés payés, Le Temps des cerises, les enfants dans les mines. Napoléon-le-Petit et le petit père Combes. Hugo et Gambetta. Dreyfus et Zola. Jaurès et Clemenceau. La Résistance. Les mineurs, les cheminots, les canuts. De ce pot-pourri d’images et de symboles, l’habile Charentais fit une compression à la César. Elle lui servit de marchepied vers le pouvoir. Ce fut le triomphe de l’Homme-de-gauche, et sa fin à la fois.

Il avait jusqu’alors prospéré dans une sorte de Lotharingie prise en tenaille entre pouvoir et contre- pouvoir (les gaullistes, les communistes). Son impuissance politique lui permettait d’y élever des châteaux en Espagne jusqu’à en faire des gratte-ciel. Une fois Mitterrand couronné, l’Homme-de-gauche, s’étant cogné au Mur d’argent, souhaita faire de la France un Etat obsidional fermé.

Beau plan de paupérisation, dont le Serpent monétaire européen ne fit qu’une bouchée. Mais ce n’est pas son étreinte qui eut raison de l’Homme-de-gauche, ni non plus la chute de l’autre Mur, celui de Berlin. C’est quelque chose qui est partout ces jours-ci, alors que nous approchons des fêtes de fin d’année : appelons ça la Pluie d’Objets.

L’Homme-de-gauche pressentait que l’abondance serait sa perte. Oh ! le tollé, au milieu des années 1950, quand Françoise Giroud s’avisa de promouvoir le gadget dans L’Express ! Ah ! l’émotion, la première fois que Le Nouvel Observateur fit état du plaisir de conduire une voiture dernier cri ! Au début des années 1960 encore, on discutait ferme aux Temps modernes pour ou contre le paperback. Vanité des Syllabus ! L’Homme-de-gauche se réconcilia petit à petit avec la société de consommation. Serpent ne serra, Mur ne tomba, que parce que dès longtemps l’Homme-de-gauche avait croqué la pomme que lui tendait la séduisante Madame Express. Comme celui d’Adam, ce fut le péché de tout un chacun. Nul n’y échappa de par le monde, hormis les intégristes, fondamentalistes, et autres terroristes – mais quoi ! ce sont des fous. No logo ? No future. Noël ! Noël ! « Il est né, le Divin Objet ! »

Cette histoire peut se raconter comme une psychanalyse : l’Homme-de-gauche, au fil du temps, s’avoue successivement ce qu’il savait déjà. Il s’avoue qu’il était réconcilié avec la consommation, et même qu’il en jouit. Il s’avoue qu’il était réconcilié avec la démocratie parlementaire, même ploutocratique. Il s’avoue qu’il était réconcilié avec le capitalisme et avec le marché, même si à reculons. Il s’avoue enfin, depuis le 11 septembre 2001, qu’il est en dernière instance du même côté que les Américains dans « le choc des civilisations » – forme imprévue de ce que Friedrich Engels appelait la lutte des classes à l’échelle internationale. Tout cela, bien entendu, avec des pincettes, et des correctifs, et des mines de dégoûté qui lui assurent qu’il ne se confond en aucun cas avec les affreux de droite, qui sont, eux, sans vergogne.

Eh bien, l’Homme-de-gauche s’est avoué tant de choses qu’il ne lui reste plus qu’à s’avouer ceci, à savoir qu’il est mort.

Attention ! Ce n’est pas dire qu’il est enterré. Non, il ne l’est pas. Seulement, on lui a successivement remplacé le coeur, les reins, la rate, les yeux comme dans Minority Report, tous les organes, plus le corps-sans-organes, le thumos et le logos. Si l’on ajoute les greffes osseuses et la transplantation du visage comme Chéri-Bibi, plus une bonne petite lobotomie pour faire descendre tout ça, est-il toujours le même ? On peut dire que oui, on peut dire que non. En vérité, l’Homme-de-gauche est désormais un hybride, ou plutôt une multiplicité d’hybrides. La troisième gauche de gouvernement voudrait-elle ressusciter l’Homme-de-gauche pur sucre qu’elle ne le pourrait pas.

D’abord, ce ne serait qu’un produit de synthèse, alors que l’Homme-de-gauche fut longtemps une réalité émouvante, vécue avec passion. Ensuite, ce serait une camisole de force parfaitement impuissante à contenir la prolifération des hybrides. Enfin, l’Homme-de-gauche comme signifiant pur, vide, hors-sens, au nom de quoi parler, juger, agir, ne sera plus jamais le puissant élixir qu’il fut encore en 1981, quand il rallia la majorité du corps électoral.

La mémoire, en effet, n’est plus ce qu’elle était ; elle ne fait plus autorité, elle ne confère plus la légitimité, elle concourt pour une moindre part à la formation des identités sociales ; elle est désormais surclassée partout par l’innovation accélérée, l’obsolescence programmée. Le passé est frappé d’une moins-value, ce n’est plus lui le facteur déterminant ; le maître mot, c’est l’avenir.

Un psychanalyste peut témoigner que les Idéaux ont cessé d’être causes du désir ; que le gain de jouissance – Lustgewinn de Freud, objet petit (a) de Lacan – est au poste de commandement ; que les modes d’y accéder se diversifient. Il aura fallu à la gauche de gouvernement la très mauvaise surprise du 21 avril pour qu’elle s’avise qu’elle aurait dû « réduire l’offre », c’est-à-dire que son électeur était devenu un consommateur.

Des laboratoires de biotechnologie politique s’emploient actuellement à bricoler un Homme-de-gauche redivivus. Est-ce la bonne voie vers une victoire en 2007 ? Il est permis d’en douter quand on constate que l’acharnement thérapeutique qui maintient en vie la jadis haute figure du Communiste au prix d’un coma prolongé, n’a été d’aucun profit électoral au PC, bien au contraire.

Surtout, se demander « Qu’est-ce que l’Homme-de-gauche aujourd’hui ? », et répondre en définissant des stricts critères d’appartenance à l’ensemble déterminé par ce concept, conduit tout droit : 1) à une pratique doucereuse de l’anathème méthodique : ce sont les « nouveaux réactionnaires », offerts par M. Lindenberg en victimes expiatoires à la gauche endeuillée (voir son récent ouvrage paru au Seuil, Le Rappel à l’ordre ) ; 2) à l’insulte passionnelle : « monstrueuse tentative de fascisation de la pensée libre », proteste le choeur des boucs émissaires ( L’Express du 28 novembre) ; 3) à la chasse tous azimuts aux hybrides.

La piqûre de l’opuscule a réveillé en sursaut la Belle-au-bois-dormant du débat public. Bien joué ! La voie qu’indique M. Lindenberg n’en demeure pas moins sans issue dès lors qu’il n’y a plus de magistère qui soit en mesure de valider aucune définition urbi et orbi de l’Homme-de-gauche.

Au-delà, l’idée même de promouvoir une catégorie politique fermée sur elle-même et justifiant des excommunications, apparaît, non seulement bien peu charitable, mais étonnamment désuète. Sa tentative comme toutes celles du même genre qui ne manqueront pas de suivre se révéleront à terme inopérantes dans un espace social désormais structuré selon une tout autre logique.

En matière d’hybrides, en effet, on n’a encore rien vu. Les hybrides vont croître et multiplier : homosexuels autoritaires, féministes catholiques, juifs bellicistes, musulmans voltairiens, racistes libertaires, nationalistes pacifistes, nietzschéens populistes, syndicalistes derridiens, orléanistes énergumènes, léninistes réactionnaires, trotsko-capitalistes, communistes précieux, gauchistes antigauche, antimondialistes sécuritaires, verts roses, verts rouges, et de toutes les couleurs de l’arc en ciel, hussards démocrates-chrétiens, humanistes néocéliniens, esthètes engagés, i tutti quanti. Le nuancier ira à l’infini.

La décomposition de la gauche est commencée. En 1965 comme en 1981, elle était encore au singulier. Sous Jospin, elle se résigna à accueillir le pluriel. Elle devra se faire à l’idée qu’elle est désormais éclatée, dispersée, intotalisable, une « multiplicité inconsistante » (Cantor), un « pas-tout » (Lacan).

Pour l’instant, la gauche de gouvernement y perd son latin. Elle voudra faire rentrer le génie dans la bouteille. Un pénible moment sectaire s’annonce. Le PS souffre. Ce fut jadis le grand parti de l’Homme-de-gauche. Plus rien ne subsiste du transfert de masse que Mitterrand avait su lui attirer. Vestige d’une glorieuse conquête électorale du pouvoir, « la vieille maison » voit tous les jours avec stupéfaction son discrédit croître dans l’opinion. Jusqu’où ne montera-t-il pas si elle suit la voie rétrograde que lui recommande en sourdine M. Lindenberg ? A savoir : mettre sur orbite un mannequin d’Homme-de-gauche prônant le retour à Guizot comme accomplissement des Lumières. Le salut par Monsieur Homais, en somme. Parions que, dans un second temps, M. Rosanvallon prendra le relais pour expliciter ce motif et le mettre en musique.

Il est difficile de prévoir combien de temps il faudra à la troisième gauche de gouvernement pour se replacer en avant de la courbe. Pour ce faire, elle devra se réconcilier avec la société du « pas-tout », apprendre à manier avec délicatesse les paradoxes de l’inconsistance logique, et y reconnaître sa chance. L’hybridation généralisée de la gauche veut dire en effet que celle-ci n’a plus des frontières assignables a priori. Tous les espoirs lui sont donc permis. On a bien vu au Brésil le second tour de l’élection présidentielle être disputé entre deux candidats de gauche.

Tout indique que le temps est venu de donner une sépulture décente à l’Homme-de-gauche, et de se tourner vers l’avenir selon la parole évangélique : « Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs [ou les ] morts » (Matt. 8-22).

Telle est la solution que nous croyons pouvoir apporter ce 1er décembre 2002, et abstraction faite de toute préférence personnelle, au problème de politologie que nous avons posé.

PAR JACQUES-ALAIN MILLER

POINT DE VUE

Article paru dans l’édition du 04.12.02

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