IL y a dix ans, c’était la dissolution par Lacan de l’Ecole freudienne de Paris. M Soulez-Larivière, qui fut à l’époque l’avocat des opposants, écrit dans le Monde du 12 janvier dernier : ” Jamais sans doute avait-on poussé si loin l’idéalisme que dans cette école lacanienne puisque, comme dans une république platonicienne, le pouvoir politique n’était pas distingué du savoir. L’Ecole comptait trois catégories de citoyens : les analystes praticiens (AP), les analystes membres de l’école (AME), les analystes de l’école (AE) dont la hiérarchie reposait sur le degré d’initiation. La logique était évidemment celle de la dictature puisque le sujet supposé savoir était Jacques Lacan […] “.

Non. La république de Lacan ne comportait nullement ” trois catégories de citoyens ” : son beau paradoxe était de n’en compter qu’une. Fondée sur ” une distinction de la hiérarchie et du gradus “, c’est-à-dire une séparation du ” pouvoir ” et du ” savoir “, elle conférait à tous les mêmes droits, quels que soient leur ancienneté dans l’association et les titres que pouvaient leur valoir par ailleurs leurs compétence et performance dans le domaine de la psychanalyse.

Le système que décrit Me Soulez-Larivière, où trois grades initiatiques ouvrent à des droits associatifs différents, existe : c’est celui de l’Internationale de psychanalyse (IPA). Superposer la hiérarchie aux grades a l’avantage de la stabilité, les inconvénients de la sclérose. L’Ecole de Lacan est, à l’opposé, bancale pour stimuler. Sa logique n’est point de dictature, mais de dissolution. Au nom de quoi, en effet, des membres égaux en droits souffrent-ils les distinctions du gradus ? Ils n’y consentent qu’aussi longtemps qu’ils respectent l’instance qui évalue, celle qui garantit. Au moindre fléchissement, la horde s’élance, le dompteur est dévoré.

Point n’est besoin d’être un Montesquieu pour conclure que cette petite république d’un modèle inédit, dont le ressort est le respect (celui du ” verum index sui ” ), est structurellement instable ; tant qu’elle dure, elle est toujours en effervescence, éprouvante pour tous ses citoyens, et très exigeante pour le premier d’entre eux. Lacan disparu, aucun des groupes qui se réclamaient de lui n’a été en mesure de se maintenir à ce niveau d’exigence : les uns ont renoncé à tout gradus ; les autres l’ont discrètement aligné sur la hiérarchie ; partout, les responsables se sont protégés par divers artifices. Qui se risque, depuis Lacan, à ne devoir son autorité qu’à un enseignement dispensé à ciel ouvert ? A un savoir, non pas ” supposé “, mais exposé ?

Près d’une vingtaine de groupes forment aujourd’hui en France la nébuleuse lacanienne. Cela fait désordre. D’où l’idée d’un ordre, venue à un de cette nébuleuse.

Qu’on dispute à Serge Leclaire de pouvoir tenir pour nécessaire une auto-définition des psychanalistes opposable aux Etats, veut dire qu’on ne voit pas que son idée est de bonne tradition freudienne, puisqu’elle procède de la même inspiration qui dicta à Freud la création de son Association internationale, laquelle s’est perpétuée jusqu’à nos jours.

Un ordre des psychanalystes existe. L’expérience est faite . Elle est probante. Elle justifie un constat de faillite. Juridiquement, aucun Etat n’a jamais admis les prétentions de l’ordre-IPA au monopole de la psychanalyse. Dans le fait, les praticiens hors-IPA sont désormais, et de beaucoup, les plus nombreux en France comme dans le monde. Enfin, ” au niveau théorique “, l’IPA qui, dès Freud mort, répandit dans le monde l’Ego-psychology, de Heinz Hartmann, comme le nouvel évangile de la psychanalyse, est aujourd’hui une Babel morose, qui tient par le formalisme des standards (au reste allègrement violés), et non par la doctrine ; d’étranges ” lacanoïdes ” y apparaissent chaque jour plus nombreux.

Le projet Leclaire s’analyse, en conséquence, comme l’offre, faite à l’IPA au nom de la nébuleuse, d’un New Deal prenant en compte une situation en remaniement constant au détriment de la vieille maison (qui le sait).

La tragédie et la comédie

Que, de ce ” compromis historique “, l’IPA française ne veuille à aucun prix, la nébuleuse non plus, les pouvoirs publics pas davantage, laisse Serge Leclaire et ses amis bien seuls. Il n’empêche que nombre de signes avant-coureurs leur font compagnie de par le monde. Aux Etats-Unis, une action judiciaire a récemment contraint les sociétés ipéistes à négocier avec les groupes indépendants ; en Grande-Bretagne, la ” British Society ” doit depuis peu voisiner avec jungiens et ” lacaniens ” dans la ” Rugby Conference “, voulue par le gouvernement Thatcher ; en RFA, aux Pays-Bas, en Finlande, la reconnaissance officielle des sociétés de psychothérapie noie toute spécificité analytique ; en Italie, la loi Ossicini, votée après l’affaire Verdiglione, et qui institue un ordre des psychothérapeutes réglementant leur formation, entre en application ces jours-ci ; etc.

L’exception française s’explique par Lacan. D’une part, son oeuvre assure aux analystes de notre pays une durable rente de situation : elle a insensiblement cultivé le public, qui admet mieux qu’ailleurs la spécificité de la pratique psychanalytique, et ne tolérerait pas l’intrusion de l’Etat, lequel, dans sa sagesse, n’y songe pas. D’autre part, les filiales parisiennes de l’IPA comptent quelques furieux, blessés à jamais par leur rencontre avec Lacan, qui, jusqu’à leur dernier souffle, piétineront sa mémoire et ses élèves ; les plus jeunes éprouvent parfois quelque ressentiment pour leurs concurrents heureux. Il n’est pourtant pas impensable qu’une pression interétatique amène un jour les plus réticents à s’asseoir à la même table. Sans doute faudrait-il qu’un grand diplomate y préside : un Roland Dumas, par exemple, rompu aux négociations cambodgiennes… Il fut jadis, contre Me Soulez-Larivière, l’avocat de Lacan.

Où est l’essentiel ? Il n’est pas dans des micmacs. La question au coeur du débat lancé par Leclaire est celle-ci : ” Qu’est-ce qu’un analyste ? Et comment le reconnaître ? “

Or, il est aussi nécessaire de la poser qu’il est impossible de lui donner une réponse valable pour tous et vérifiable par tous, objective, sinon scientifique. Comment en serait-il autrement, s’il est vrai que l’analyste est le produit de sa propre analyse, c’est-à-dire d’une confidence à nulle autre pareille, qui ne peut être faite qu’à un seul ? Là est la tragédie _ et la comédie _ des praticiens de l’analyse.

Les psychanalystes, non plus que quiconque, ne peuvent dire ce qu’est ” le ” psychanalyste en tant que tel. C’est un fait d’expérience sans doute, mais parce que c’est une impasse de structure : ” le ” psychanalyste n’existe pas _ ce qui n’empêche pas, bien au contraire, ” les ” psychanalystes de croître et multiplier. Tel est le secret que Lacan a mis au jour, et dont il a donné la clinique inédite, avec son fondement de logique pure, curieusement identique à celui de la position féminine.

Croit-on vraiment que la faillite de l’Ordre freudien, la dispersiondes ” lacaniens “, soient dues à la niaiseries des uns, à la méchanceté des autres ? La vérité est qu’il n’y a pas d’essence (ou de type idéal, ou d’universe) de l’analyste . Cela, malgré Me Soulez-Larivière, n’est pas platonicien (sauf à évoquer l’Hétérité du Parménide comme le faisait Lacan dans ce même journal le 26 janvier 1980). Il n’y a jamais ” tous les analystes “, il n’y a pas ” l’analyste des analystes “, il n’y a que ” des ” analystes, un et un et un, chacun ” s’autorisant ” de lui-même, et qui font série, mais non pas univers. Dans les termes de Bertrand Russell (1901) : la classe des analystes est une classe ” comme multiple “, non ” comme une “.

Cette absence d’essence, d’un côté, fait pléthore _ pléthore d’analystes : comment distinguer le bon grain de l’ivraie ? De l’autre, elle fait manque, et faute d’en saisir la logique, elle fait malaise, pour les analystes d’abord, et masques divers à le couvrir. La théorie en vogue dans les années 50 définissait l’analyste par l’identification à l’analyste : bel exemple de cercle vicieux. Tandis que l’analyste-IPA recourt à la simagrée du conformisme extérieur, l’analyste-Nébuleuse, de son côté, prend en miroir la pose du non-conformisme. Le premier, pharisien, feint de respecter le rite ; l’autre, panégyriste de soi-même, atteste sa belle âme. Rien n’y fait : le manque perce sous les semblants. Les ” habilitations ” ne sont que vains pansements d’une castration incurable.

Il ne m’échappe pas qu’à vendre ainsi la mèche au public, on risque l’insurrection. ” Alerte ! Le psychanalyste n’existe pas ! Et qui sont-ils, tous ceux qui… ? Qui leur donne droit de… ! Eux-mêmes ? Mais où sont les bons ? Comment savoir ? Où sont les faux ? Sont-ils pas… dangereux ? Aux armes, citoyens ! “

Calme, citoyens ! Si le prof de philo se reconnaît aux diplômes qu’il tient de l’Université, à quoi ressemble, selon vous, un philosophe ? Sachez qu’il ne se distingue pas toujours très bien d’un voyou, même si la classe des uns se définit tout autrement que la classe des autres. C’est ce que démontra jadis Raymond Queneau dans son apologue sensationnel des Philosophes et voyous (récemment réédité, Gallimard, 1986). Combien de fois n’a-t-on pas dit Analystes et escrocs ? De Freud, de Lacan… Et c’est vrai, on n’est jamais très sûr, il faut les regarder de près de très près un par un… Après tout, le b. a. ba de l’art de l’analyste n’est-il pas, comme on l’a dit, de faire oublier au patient qu’il s’agit seulement de paroles ?

Le mort remue encore…

Moquer le psychanalyste n’est jamais difficile, que ce soit celui qui parade avec ses médailles en chocolat et ses galons de carnaval, ou celui qui se repose sur le mol oreiller de l’ignorance. Savoir qu’il ne sait pas, fait sans doute au ” lacanien ” une supériorité, mais dont il serait mal venu d’abuser, car elle ne le protège pas du cynisme ni de l’infatuation.

Mais, s’il est vrai que l’absence d’une marque probante de sa qualité rend aisée la satire des semblants qui y suppléent chez le psychanalyste, elle n’invalide nullement la pratique de la psychanalyse : elle fait seulement radicale la responsabilité subjective de qui prétend l’exercer. Pas de pitié pour les psychanalystes !

Que la responsabilité de chacun d’eux soit sans appel, veut dire qu’elle ne peut se partager, mais aussi, qu’elle ne permet à aucun de se refuser à faire ses preuves. Et aussi bien en a-t-il toujours été ainsi depuis les commencements de la psychanalyse (Freud…) : la formation d’un analyste n’a jamais pu être attestée par un examen de capacité préalable et public, à vrai dire impensable, mais seulement garantie après coup par ses collègues, sur la base de l’ancienneté et de la régularité de sa pratique, dans le huis-clos de petites communautés opaques au tout venant, qui sont autant de villages où tout le monde se connaît. Et il ne peut en être autrement… sauf à suivre Lacan, encore lui, quand il propose à son Ecole (9 octobre 1967) qu’un sujet, dans le moment même où il ” s’autorise ” de l’analyse qu’il a faite pour commencer à analyser à son tour, puisse, s’il le demande, livrer son cas et ses raisons, c’est-à-dire ce qui résulte pour lui de cette expérience, à des congénères choisis, qui feront de son témoignage l’objet d’un travail minutieux et discret, non seulement destiné à authentifier que ses symptômes ont bien été déchiffrés, que le secret de son ” fantasme fondamental ” a été percé à jour, qu’il est, comme sujet, passé de l’autre côté, et que ce dont il jouit n’interfère plus dans ce qu’il ouit, le mettant ainsi en mesure de psychanalyser de façon authentique, _ mais encore qui enrichisse d’une contribution particulière et originale le dossier infini de la question ” Qu’est-ce qu’un analyste ? “

Je conclus. Sur les ruines de l’IPA, célébrer les noces de la psychanalyse et de l’Etat ? Mais le mort remue encore, la mariée est trop belle, et le promis retenu ailleurs. A un ordre des psychanalystes chuchotant à l’oreille des puissants, ne faut-il pas préférer une école de psychanalyse dont les membres, travailleurs décidés, sauraient disputer à ciel ouvert et dialoguer avec le public de ce qui peut se transmettre à tous des conséquences de la découverte de l’inconscient ? Une telle école existe-t-elle déjà ? Il le faudrait. Car cette ouverture d’ordre scientifique est seule digne de la Cause et du Champ qui, depuis Lacan, portent le nom de Freud.

Post-scriptum. _ Ce texte était parvenu depuis plusieurs jours à la rédaction du Monde lorsque j’ai pris connaissance, dans le numéro daté du 10 février, de l’article de M. Green. 1. M. Green reproche à Lacan d’avoir formulé le ” précepte ” suivant lequel il conviendrait de ” ne pas céder sur son désir “, où il voit une menace pour la morale publique, l’ ” éthique moraliste “. On peut lire dans l’Ethique de la psychanalyse, séminaire de Lacan dont j’ai établi le texte (Seuil, 1986), exactement ceci : ” Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective psychanalytique, c’est d’avoir cédé sur son désir ” (p. 368). Je crois avoir démontré dans mon cours du département de psychanalyse (université Paris-VIII), que Lacan fait ici simplement écho au Freud du Malaise dans la civilisation, selon lequel ” chaque renoncement à la pulsion [à la satisfaction pulsionnelle] devient une source dynamique de la conscience morale, chaque renoncement nouveau accroît la sévérité et l’intolérance de celle-ci “. Ce qui signifie que,selon Freud, et contrairement à ce que voudrait le sens commun, le sentiment de culpabilité inconscient n’est jamais si vif que lorsque le sujet sacrifie sa jouissance à l’idéal moral ; ainsi le ” Surmoi ” se nourrirait des renoncements mêmes qu’il exige. Freud présente cette notation, dans son chapitre VI, comme l’apport spécifique de la clinique psychanalytique à la question de l’éthique. Le ” avoir dédé sur son désir ” de Lacan traduit et transpose à la fois le ” Triebverzicht “, de Freud.

Bien entendu, nul n’est forcé d’être ici d’accord avec la position de Freud et de Lacan. Mais si, par une de ces fictions dont usent les logiciens des ” mondes possibles “, on imagine le même M. Green Viennois du début du siècle, on ne peut s’empêcher de penser qu’il aurait appelé sur Freud, comme il le fait aujourd’hui sur Lacan et ses élèves, la censure des ” biens pensants “, dont l’impact de la psychanalyse sur la civilisation a fort heureusement contribué à diminuer le nombre et l’influence en 1990. 2. M. Green privilégie dans la compétence psychanalytique la qualification médicale, conforme en cela aux positions constantes défendues par l’IPA, en dépit de la volonté expresse, et maintes fois réaffirmée, de Freud lui-même. Ce point fut d’ailleurs la cause majeure de la première scission du mouvement psychanalytique français, qui opposa, entre autres, Lacan aux maîtres de M. Green. Ce combat de l’IPA est désormais perdu partout dans le monde. Freud s’en réjouirait. 3. Tout en jugeant l’action de Lacan néfaste pour la psychanalyse, M. Green se vante d’avoir été ” un de ses collaborateurs ” (sic), pour appeler in fine des ” lacaniens compétents et intègres ” à se rassembler pour un ” renouveau “. Propos déroutants par leur manque de cohérence. 4. Enfin, s’il est parfaitement loisible à M. Green de ne pas suivre Freud dans toutes les parties de son oeuvre, comme de ne pas lire Lacan de la même manière que moi, il est à craindre qu’à persévérer dans le ton qui est le sien depuis quelque temps, il ne réussisse à troubler les personnes les mieux disposées à l’endroit de la psychanalyse, en donnant à voir sur tous les tréteaux le spectacle d’une douleur et d’une rage enflammées par l’impuissance.

MILLER JACQUES ALAIN

Article paru dans l’édition du 22.02.90

 

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