LES ADAGES D’ERASME 

Jean-Christophe Saladin est un personnage peu commun dans le monde des Lettres. Depuis plusieurs années, ce Don Quichotte humaniste infatigable a défendu ce projet fou de faire enfin traduire en France les 4151 adages d’Érasme indispensables à la culture de chaque honnête homme, et pourtant introuvables (sauf à consulter l’édition de Toronto en anglais, complète et scientifique mais rébarbative pour le lecteur cultivé  non spécialiste). Réunissant autour de lui un collectif de quelque soixante traducteurs de tous horizons, il peut enfin annoncer la parution de cet incroyable objet d’édition : un coffret de cinq tomes reliés, bilingue latin-français, des Adages d’Érasme. Prosélyte, transversal et prescripteur, à l’image du “Prince de l’humanisme” auquel lui et sa fine équipe viennent de rendre un fier service, il nous explique l’élaboration et la nécessité d’un tel ouvrage, tout en nous transmettant le plaisir de la redécouverte des Anciens par les Modernes – quand bien même les temps ne s’y prêteraient guère.

Jean-Christophe, tu diriges la collection Le Miroir des humanistes aux éditions les Belles Lettres depuis 2004, question préliminaire : comment te définirais-tu pour nos lecteurs ?

Je suis un outsider de l’Université française puisque j’ai commencé mes études historiques tardivement, à 40 ans bien sonnés avec PierreVidal-Naquet, grand maître des études anciennes qui m’a fortement conseillé de développer ce qui était alors ma thèse et portait sur les obstacles au retour du grec à la Renaissance.

Et qui a donné l’ouvrage  La Bataille du grec à la Renaissance (Les Belles Lettres, coll. Histoire, 2000).

Tout à fait. Cela m’a amené à étudier de très près les résistances qui se sont exercées contre les humanistes dans le domaine de l’imprimerie et des études gréco-latines. Je suis rapidement arrivé sur la piste de la Contre-Réforme, du Concile de Trente, de l’Index et de l’opposition très violente d’une grande partie de l’Église catholique contre le retour de la culture de l’Antiquité gréco-latine païenne.

Nous avons alors, à l’époque où Michel Desgranges dirigeait les Belles Lettres, élaboré cette collection consacrée aux affaires humanistes : des textes pour la plupart inédits, des essais, des biographies, qui représentent aujourd’hui une dizaine de titres. Les Adages d’Érasme en seront bien évidemment un des fleurons.

Cette parution vient combler un manque cruel.

Effectivement, dès l’époque où je préparais ma thèse, j’ai été amené à consulter souvent ces adages et j’ai été stupéfait de voir à quel point 1 : c’était très intéressant à lire, très amusant souvent, 2 : à quel point c’était totalement oublié de la culture moderne. Quelle surprise aussi de constater qu’ils n’avaient jamais été republiés, ni traduits. Il n’y a eu qu’une seule édition, canadienne, une traduction anglaise avec appareil critique, qui date d’une trentaine d’années et a servi de base à tous les travaux qui ont été entrepris depuis sur le sujet.

Pourquoi cette disparition ?

Je résume : les Adages sont le symbole de l’affaire qui a occupé ma thèse précédemment évoquée: la bataille du grec à la Renaissance. Du vivant d’Érasme, il y en a eu une trentaine d’éditions, ce qui est gigantesque même en comparant à notre période moderne, d’autant que le livre est énorme (6 millions de signes), et coûtait très cher à la fabrication donc à la vente. Les Adages furent un bestseller du XVIe siècle. Tous les humanistes s’en sont servi, jusqu’aux Jésuites dans leurs collèges. Mais du jour au lendemain, en 1559 avec le Concile de Trente, tout s’arrête. Érasme est mis à l’Index de première classe, avec Luther, Mélanchton, bref, toutes les stars de la Réforme. Il avait revendiqué l’étude des textes en langue d’origine (le grec et l’hébreu), il avait publié une nouvelle traduction du Nouveau Testament qui divergeait souvent de la Vulgate. Il était donc accusé de faire la litière de la Réforme. On connait le proverbe « Érasme a pondu les œufs, Luther les a couvés ». Dans le grand mouvement anti-luthérien du XVIe siècle, les humanistes, Érasme en tête, se sont retrouvés dans la liste des auteurs critiqués et finalement condamnés. Ce fut très simple : en pays catholique, tous ses livres, quel que soit le sujet abordé, furent interdits, extirpés des bibliothèques et brûlés. Ils ont donc disparu des “établissements publics” : couvents, évêchés, collèges… Nous avons retrouvé des courriers de Jésuites demandant au Pape l’autorisation de s’en servir tout de même, expliquant que sans les Adages ils ne pouvaient plus faire cours…

Donc : disparition physique du livre hors pays luthériens. Un livre qui disparaît ne revient pas. Pour preuve, sur le territoire français,  on en trouve péniblement un exemplaire à la BNF, mais vu l’état, on peut considérer qu’il n’y en a plus. Ce livre a purement et simplement disparu des pays catholiques. Or, c’est dans ces pays (France et Italie surtout) que se trouvaient les universités les plus prestigieuses de l’Occident.

Sur quelle base de texte as-tu travaillé pour le faire renaître ?

 La première édition des Adages en 1500, à Paris, comprenait seulement 820 adages, tous en latin. Ce fut un succès de librairie et, lorsqu’Érasme partit en Italie en 1508 chez le célébrissime imprimeur de grec Alde Manuce, il put peaufiner son grec et compulser les livres imprimés par Alde, qui était en train de publier l’intégralité des manuscrits grecs sauvés par les humanistes. Il composa alors la grande édition, augmentée, des Adages de 1508 à Venise. Il en avait alors rassemblé 3260. A chaque nouvelle édition il en rajoutait. Vers la fin de sa vie, dans les dernières éditions, à Bâle chez Froben, on arrive à près de 4200 adages.

Notre but : proposer au lecteur cultivé actuel y compris aux gens qui ne sont ni latinistes ni hellénistes, l’édition telle qu’elle a été voulue par Érasme à la fin de sa vie. J’ai  donc réuni une équipe de traducteurs qui ont chacun traduit environ une centaine de ces adages. Nous avons composé une édition bilingue intégrale mais qui n’est pas une “édition critique”. Nous fournissons toutes les informations nécessaires au lecteur cultivé pour comprendre de quoi parle Érasme, mais pour les détails philologiques et scientifiques de l’édition du texte, on demandera au lecteur de se référer à l’édition canadienne ou d’Amsterdam.

Pour un résultat au plus proche de ce qu’avait voulu lui-même Érasme.

Exactement ! Nous proposons nous une édition standard, la « vulgate » d’Érasme en quelque sorte. Dans la propre édition d’Érasme, il est intéressant de constater qu’il n’y a pas de notes. Il indique ses emprunts, mais sans donner plus de détail.

Alors, comment fabrique-t-on un adage, qu’est-ce que c’est un adage, techniquement ?

L’adage est le titre. Il est rédigé en latin (ou en grec, immédiatement traduit en latin). Érasme rajoute quelques mots sur son origine et ensuite des commentaires littéraires, souvent philologiques ou ethnographiques car il était extrêmement curieux des moeurs des différentes sociétés. Il dit par exemple que telle formule est retrouvée chez tel auteur avec telle variante pour tel usage, etc. Pour chaque adage, il cite entre une et quinze sources qui couvrent la totalité de la littérature de l’Antiquité gréco-latine depuis les présocratiques jusqu’au Moyen Âge.

Ces sources-là, vous les avez traduites ?

Nous avons tout traduit. Nous donnons au lecteur une intégrale en français. Y compris les titres des ouvrages qui parfois varient (par exemple avec les ouvrages de Lucien dont aucun traducteur ancien ne donne le même titre au même traité). Nous avons unifié en suivant plutôt les leçons d’Érasme. Pour alléger la lecture nous mettons un astérisque à chaque citation et  nous renvoyons toutes les références à la fin du bouquin, à la queue-leu-leu – cela donne un total de près de 30 000 références, et si on les insérait au pied de la page, le livre serait illisible.

Et cela permet de ne pas offenser le lecteur cultivé qui sait parfois d’où vient la référence sans souffrir d’un rappel trop disgracieux ! Comme tu le rappelles dans l’introduction de ta Bibliothèque humaniste idéale il serait un peu cuistre de noter dans un ouvrage actuel qu’une fable vient de La Fontaine, par exemple.

Parfois un traducteur peut se permettre de rappeler qu’il a vu cette formule quelque part – moi-même, par exemple je cite la postérité de « l’oeil de ma vie » trouvé par Érasme chez Euripide (adage 102) jusqu’à Pénélope Cruz dans l’excellent film espagnol portant ce nom (La Hija de tus ojos).

Bien ! C’est noté. Alors qu’est-ce que cela raconte, ces adages, en dehors de cette histoire de prunelle ?

C’est une collection de références, plusieurs dizaines de milliers, prises dans la totalité de la littérature de l’Antiquité, principalement païenne, traitées comme autant d’objets littéraires. L’adage est intéressant en tant que formule littéraire qui a un sens éventuellement moral, qui est bien tourné, facile à retenir, attesté par des auteurs sérieux dont l’usage s’est poursuivi par la suite, attesté par d’autres auteurs. Érasme en proposant cette collection est en train de fabriquer une chose unique au monde : une langue élégante, poétique, pour l’homme moderne. Cette langue est du latin, et Érasme pensait qu’on pouvait recréer un latin élégant pour cet homme moderne, l’inverse du latin scolastique en somme, celui de saint Thomas d’Aquin, de Duns Scott, cette langue univoque très pénible à lire. Érasme a certainement été l’un des plus grands lecteurs de cette littérature antique que le monde ait jamais connu et il exhume les meilleures formules de ses lectures, en somme, il redonne ses notes de lectures ce que nous ne ferions plus jamais. Dans un désordre parfait, et sur un ton humoristique, parfois quelques lignes parfois si le sujet lui tient à cœur en le développant sur plusieurs pages jusqu’à en faire un véritable traité. C’est en cela que ce livre que nous publions est une véritable révolution. Une révolution dans la culture.

Nous nous sommes rendu compte au fur et à mesure de cette traduction de choses très surprenantes. première chose : des auteurs qu’il cite, nous n’en connaissons qu’une petite partie. Bien sûr nous avons entendu parler d’Aulu-Gelle ou d’Empédocle mais qui les a lus ? Lorsqu’il cite Athénée et son Déipnosophiste, une fois, deux fois, puis des dizaines de fois, on finit par aller voir cet Athénée de plus près et là, on découvre un texte extraordinaire. À propos, il ne s’agit pas du Déipnosophiste mais du Banquet des philosophes ce qui n’est pas tout à fait la même chose. De même que la Batrachomyomachie n’est pas la Batrachomyomachie parce que cela, c’est des titres pour faire peur aux gosses. Chez nous, c’est le Combat des grenouilles et des rats, de même que l’Apocoloquintose du divin Claude, n’est pas une apocoloquintose qui sonne comme un médicament mais la Citrouillification du divin Claude. (Merci à Olivier Sers pour cette  trouvaille) Deuxième chose : on se rend compte qu’Érasme a des auteurs favoris, dont Homère, on s’en serait un peu douté, et surtout Aristophane. Il adore Aristophane et pas pour les raisons que l’on croit.

Pas Aristophane le comique, en somme…

Pas du tout : Aristophane le génie de l’invention des mots-valises, d’une langue extrêmement créatrice dont on ne connait plus la richesse colossale. On oublie complètement, en le lisant comme un simple « comique » , que c’est un type comme Rabelais, un inventeur de mots phénoménal. On remarque aussi,  en lisant ces adages, que les auteurs se répartissent en plusieurs groupes. Bien sûr, il y a ceux que l’on appelle les « classiques » mais qui ne sont pas si nombreux finalement : C’est Platon, Cicéron, Ovide, Aristote, Sophocle, Virgile… ceux qu’on étudie à l’agrégation de Lettres Classiques. Ils représentent à peu près 20 % des auteurs cités par Érasme. Derrière ceux-là, il cite une collection de gens que nous ne connaissons que par “fragments”, dont on croit que ce sont des bouts de papier trouvés dans des fouilles archéologiques. Érasme, lui, explique où il les a trouvés, et ça change tout. Il les a trouvés dans ce qu’on appelle la “littérature de banquets”, dont il raffolait et qui a totalement disparu de nos usages modernes. Ce sont Aulu Gelle, Athénée, Plutarque, Macrobe. Leur modèle est bien entendu Platon. On invite un groupe d’amis érudits à dîner pour disserter d’un sujet précis et confronter ses lectures personnelles à celles des autres. Les fragments ne sont donc pas des fragments, ce sont des citations. Ces citations viennent d’ouvrages qu’ils possédaient dans leurs bibliothèques et qui ont disparu. Et pas par la critique rongeuse des souris : ils ont été détruits. 90 % de la littérature païenne gréco-latine a été détruite volontairement par les chrétiens, ennemis  jurés, comme chacun le sait, du sexe, des arts, des sports, du corps, des sciences… dont regorgeait cette littérature. Cette destruction s’est effectuée au cours des trois siècles de prise de pouvoir par les chrétiens sur l’empire romain, à partir de Constantin. Les 10% restant dormaient dans les bibliothèques des couvents ou à Constantinople.

Le but des humanistes était donc d’exhumer ces 10 %. Érasme nous en donne la fine fleur, le bouquet de cette culture gréco-latine. Le succès fut à la mesure du projet et on connaît le résultat dans les arts de la Renaissance : peinture, sculpture, musique, littérature, théâtre…tous puisèrent chez lui sans vergogne.

Il a composé une Bible païenne, en somme…

Tout à fait ! Dans les Beaux-Arts, le Concile de Trente a essayé de mettre un frein au mouvement sans trop de résultat. Mais en littérature il y est parvenu et cette littérature païenne a été une deuxième fois détruite.

Tout ceci, tu l’expliques dans une grande introduction, bien sûr ?

Evidemment, tout y sera.

Comment travaille-t-on avec soixante traducteurs ? Quelle méthode utiliser pour que tout se passe pour le mieux ?

Ce n’est pas un secret, ils forment une assemblée tout à fait hétéroclite. Il y a de grands professeurs d’Universités et de petits étudiants obscurs, des professeurs du secondaire, et même des “amateurs”. Nous avons établi quelques règles pour que le bateau arrive au port. D’abord, tout le monde doit être corrigé par un autre. Ensuite, tout le monde se tutoie et on n’a pas le droit de donner ses titres. D’ailleurs dans le livre, nous avons simplement donné les noms des traducteurs et pas leurs titres. Parce que comme tu le sais, un agrégé n’adresse pas la parole à un non-agrégé. Pas tous, bien sûr, j’en ai dans la bande qui sont agrégés et qui sont de purs génies tout à fait amicaux de surcroît, ce qui ne gâche rien.

C’est toi ensuite qui as harmonisé le résultat.

Oui, on y arrive. Le résultat est satisfaisant, car tout le monde s’est pris au jeu. Mais surtout nous avons réussi cela en un temps record.

Quand as-tu lancé le projet, d’ailleurs ?

L’idée est née il y a quatre ans, à l’époque nous étions une dizaine. Nous nous sommes rapidement rendu compte de l’énormité du projet et chacun a ramené ses copains, pour terminer à une bonne soixantaine. Puis on a accéléré il y a deux ans, pour ne pas perdre l’enthousiasme du début. Sinon, nous risquions l’enlisement, comme beaucoup d’autres projets collectifs d’envergure qui ont fini par sombrer au bout de quelques décennies.

Qu’est-ce que cela va donner comme objet final ?

Un bel objet. Cher, évidemment. Un objet tel qu’il doit figurer dans la bibliothèque de celui que les italiens appellent le colto, l’homme cultivé, qui est chez nous beaucoup plus répandu qu’on ne le croit – car je ne suis pas de ceux qui pleurent que  nos enfants sont moins éduqués, moins cultivés etc, pas du tout. Je pense également à des catégories comme les médecins, les avocats, les cadres d’entreprise ou quiconque a poursuivi des études au moins jusqu’au bac, ou plus, mais n’a jamais fait de latin ou de grec pour autant. Je pense que l’histoire, les idées, les lettres intéressent énormément les gens, à condition qu’on leur propose de la matière. Et que les éditions ne soient pas rébarbatives.

Cela sera une très belle typographie, en coffret de cinq volumes reliés, belle gravure de Dürer, belle couleur (rouge Hermès, choisi par Caroline Noirot), et qu’on lira par petits bouts chaque jour. Le principe, c’est le livre de chevet. Gros avantage : on peut l’ouvrir n’importe où, il n’y a pas d’ordre, cette lecture est plaisante, souvent drôle, une lecture que les Italiens appellent de dilettante. Le plaisir de l’instruction. On y découvre des choses inimaginables… vraiment ! Et vraiment, moi qui connaît bien la chanson maintenant, lorsque j’en étais à l’adage 4149, je n’avais aucune idée de ce qu’allait raconter l’adage 4150. C’est une pure jubilation à chaque fois. Varié, amusant, d’une érudition colossale tout en gardant un ton léger. C’est simplement LA lecture du XXIe siècle.

 

Ton adage favori ? Le mien est le comique « Le chien retourne toujours à son vomi » ou encore le magnifique « Profane, ferme tes portes », mais je suis loin de les avoir tous lus encore.

Le « Festina lente », bien entendu. « Hâte-toi lentement », qui fait une cinquantaine de pages et raconte par le menu la vie dans l’imprimerie d’Alde Manuce et ce que c’est que l’aventure de l’imprimerie grecque et humaniste, c’est proprement extraordinaire. « Hâte-toi lentement », au XXIe siècle où tout le monde est pressé, nous donne de quoi méditer. Il faut toujours, malgré les impératifs quotidiens urgents, prendre le temps de laisser flotter la métaphore.

Paris, le 16 décembre 2010

Propos recueillis par Paméla Ramos

 

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