Vendredi dernier des affichettes fleurissaient sur les colonnes de marbre des édifices, sur les murs, un peu partout dans la ville, un peu plus rares aux vitrines des commerces. Des affiches sobres où, au-dessus d’un texte explicatif et d’une carte de la lagune, s’exposait un grand NO rouge dont le O imitait un panneau de sens interdit sur le fond duquel on apercevait un paquebot ainsi barré par le trait oblique du sigle qui le coupait en deux. Sous le NO se lisait à quoi il s’appliquait : « No grande navi ». D’autres affiches appelaient à manifester le lendemain sur les Zattere et protestaient « Fuori le grande navi della laguna ».

Le lendemain à 16 heures 30 nous étions environ une centaine à La Douane de mer à nous presser autour du jeune garçon à la blancheur marmoréenne regardant la mer à la pointe de la douane, sa main serrant une grenouille morte toute aussi immaculée que lui ­— Boy with frog, sculpture en acier de Charles Ray. Est-ce déjà Venise qu’il tient dans sa main ? Déjà tuée par Napoléon en 1797 après mille ans de république, va-t-elle disparaître à nouveau sous l’accablement d’un tourisme aveugle ?

La vitalité de la quarantaine de barques qui se lancent à l’assaut de l’énorme masse — sept étages ou plus, 60 mètres de haut, une barre d’HLM, piscine tout en haut et terrain de basket, peut-être 3000 personnes à bord — prouve le contraire. Entraînée par la fougue d’une belle jeune femme brune aux cheveux longs criant sa rage et une bordée d’imprécations, nouvelle figure de La Liberté guidant le Monde, servie par une sono d’enfer embarquée sur le petit bateau, où alternaient les vitupérations contre le navire et des chansons entraînantes et gaies, l’escouade des minuscules esquifs tutoyait sans crainte le mastodonte impotent, tiré à hue et à dia pendant sa traversée du bassin de Saint-Marc par deux remorqueurs qui le traînent jusqu’à la porte du Lido, lui ouvrant le passage dans la mer Adriatique. Les ballons de baudruche colorés, portant la fameuse inscription « Fuori grande navi » s’envolent dans le ciel parsemé de nuages. La foule au bord applaudit et crie elle aussi sa rancoeur. En haut des passerelles, les passagers qui doivent entendre cette bronca n’osent plus prendre leurs habituelles photos. Ce paquebot-là ne crépitera pas des centaines de flashs qui prennent tous la même image obligée de la Piazzetta. Le bateau disparaît bientôt au bout de Santa Helena, le groupe de manifestants sur l’eau et sur terre est joyeux d’avoir fait une petite action pour défendre une cause juste et dénoncer un déferlement obscène.

Chaque année, il y a plus de 300 paquebots qui passent ainsi sur le canal de La Giudecca devant la place St marc. C’est évidemment « le plus » que proposent les croisiéristes à leurs clients : pouvoir photographier Venise du balcon de leur chambre ou du pont supérieur où ils vont s’agglutiner sagement pour se ravir d’avoir été là  et d’avoir « fait » Venise. Ces paquebots sont tellement hauts qu’ils dissimulent à leur passage l’île de San Giorgio qui disparaît derrière leur masse impavide.

Cette rencontre entre l’ancien et le moderne pourrait être amusante un instant, et pourquoi après tout empêcher de braves gens de faire ce qu’ils ont eu envie de faire ? N’est-ce pas snobisme réactionnaire de regimber contre l’essor et l’accès du grand nombre au divertissement ? Oui sans doute mais cette  invasion n’est pas tendre, ni pour l’équilibre de l’écosystème de la lagune — imaginerait-on les conséquences d’un Concordia se couchant sur le flanc tel le dinosaure de Jurassic Parc au milieu du Bassin ? — , ni pour l’équilibre du tourisme à Venise — un million six cent mille personnes par an traversent ainsi la ville en une demi journée de la Place Saint Marc au Rialto, ne laissant d’argent ni dans les caisses des commerçants ni bien sûr dans celles des musées ou des expos. Seuls quelques vendeurs à la sauvette de bricoles Made in China seront contents.

Personne bien sûr n’aurait la folie de vouloir interdire ce tourisme de masse, mais peut-être les bateaux pourraient-ils sortir par où ils sont entrés, par la porte de Chioggia ? Le gouvernement italien vient d’ailleurs de signer le 1er mars 2012 un décret qui interdira l’accès au canal de La Giudecca et au Bassin de Saint Marc à ces grands navires. Mais l’application de ce décret devra attendre que les lobbies qui protègent cet état de fait actuel  aient cédé la partie. D’où le bras de fer actuel. Il serait bien que Venise qui se dépeuple lentement de ses habitants ne soit pas  tout à fait tout de suite transformé en Disneyland. Le peuple se démène avec entrain. Thomas Cacciari, l’homonyme de l’ancien maire Massimo Cacciari, préside aux destinées de l’association qui organise cette bataille. C’est David contre Goliath et c’est plein d’espoir. La verdeur juvénile des manifestants de samedi, leur détermination aussi, en témoigne.

Cette saynète c’est aussi une métaphore de notre combat, du combat du discours analytique contre l’invasion du discourcourant qui écrase sous sa botte obtuse les singularités de nos vies. Eric Laurent dans le numéro 194 de LQ concluait son article en disant que, si le début du 20ème siècle avait été celui de la névrose, et sa fin celui de la psychose ordinaire et de la dépression, notre 21ème siècle pourrait bien être « celui de l’évidence d’un statut ordinaire de l’autisme ». Oui : tous autistes, c’est-à-dire tous singuliers, voilà ce que le discours analytique promeut contre les grands navires du comportementalisme pilotés par les Daniel Fasquelle, Les Bernard Accoyer et consorts. La massification du monde a des pieds d’argile, elle est comme la maigre grenouille de Charles Ray qui se prendrait pour un bœuf énorme. Elle n’intéresse pas les gens même si ils se laissent un moment convaincre par la publicité tapageuse que véhiculent leurs zélateurs. Dans un article récent de la revue Esprit (nov. 2011) François Gonon, neurobiologiste, directeur de Recherche au CNRS, signalait sous le titre : «  La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? », que l’espoir d’élaborer une neuropathologie liant causalement des dysfonctionnements neurologiques à des troubles mentaux était un leurre. « Les leaders de la psychiatrie biologique continuent à prétendre des progrès importants dans un futur proche. Mais l’absence de marqueur biologique rend problématique la mise en œuvre des modèles animaux des maladies mentales. D’autre part, puisque les gènes impliqués dans chaque maladie mentale sont multiples et ne confèrent chacun qu’un risque faible, la psychiatrie moléculaire aura beaucoup de mal à déboucher sur de nouveaux traitements. Face à ce maigre bilan et à ce futur problématique, le discours de la psychiatrie biologique dans les médias apparaît exagérément optimiste. Les scientifiques contribuent largement à alimenter cette bulle spéculative. Cette rhétorique spéculative influence le grand public ».

Les grandi navi, comme les fausses sciences, sont des bulles, des grenouilles prétentieuses que nous devons combattre sans crainte comme les vénitiens défendent leur ville et leur Histoire.

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