Les Cercles mémoriaux

Nathalie Georges-Lambrichs

On sait la révérence de Freud pour l’artiste « qui toujours précède le psychanalyste ». Après cent ans de noces ou de cohabitation forcée entre l’une et l’autre, la question reste posée de savoir si cette précession est fondée quant à la littérature.

Voici David Collins, né en 1968, qui publie son deuxième roman Les cercles mémoriaux (© 2012, non pas au Seuil, comme le premier, mais à « L’Escampette éditions », cela seul semble déjà un programme). Sur la quatrième de couverture, Alberto Manguel se demande par quel mystère c’est un Français qu’il intronise disciple de Borges, Bioy Casares et Cortazar.

Le « Naufragé » est un homme sans mémoire, échoué dans un désert, trois carnets cousus dans son vêtement. Ce désert, comme tous les lieux, nombreux, qui scanderont son parcours planétaire, existe. L’aleph est partout, comme l’enfer sans doute, affin aux cercles, que le titre pluralise sans les dénombrer. La quête est engagée dès les premières lignes, sous le signe de la contingence. Elle fait résonner le champ freudien… pour les freudiens – minoritaires par principe, c’est-à-dire dispersés chacun en sa solitude, en deçà de béné- comme de malé-diction, et donc en sympathie, ici, avec le héros.

On peut se divertir en suivant le trajet des personnages sur google ; c’est très amusant, car le roman en devient underground : là où la toile fourmille de bonnes adresses pour vous loger et restaurer partout où le naufragé et fauteur des cercles de mémoire fait escale – mémoire dont le culmen est le combat de l’oubli par l’oubli

(p. 133), Elias, car le Naufragé c’est bien lui, ses papiers retrouvés l’attestent – impose au monde son être fait d’un corps qui est un mobile obstiné, malade du mouvement aveugle qui le meut. Il est dit qu’il recherche un certain visage, et l’auteur entend faire nôtre sa persévérance, de rencontre en rencontre, sa soumission à un vouloir qui ne cesse pas de lui échapper et qui, d’échappée en échappée – il ira jusqu’à marcher en arrière (selon la méthode du chaman Galsan (p.111), s’éloigne pour mieux se rapprocher d’un point qui ordonne depuis le heurt premier hors de lui sa gravité. Il (le roman) va le (le héros) mener au but, à la butée qui manque, butte vénusienne pas très borgésienne mais néanmoins (d’autant plus ?) salvatrice, rencontrée avant le premier tiers du récit puisque, à défaut du mot qui donnerait la clé de la serrure en quoi le livre, labyrinthique, consiste avec vaillance (se défaisant et refaisant sans cesse avec des bribes et des morceaux de visions et d’écritures entrelacées), c’est une jeune photographe chinoise qu’il rencontre dans un nuage et un fracas homériques (même si leur cause et leur orchestration sont résolument contemporaines et très réalistes) et qu’il ne quittera plus.

À partir de quoi le texte est scandé par les clichés que prend régulièrement la jeune femme, clichés invisibles, que seule leur légende indexe.

Prouesse, plaisir, l’écriture à deux voix – l’italique de rêve, la romaine de progression et de stations à la troisième personne – se tresse avec la série de photographies dérobées au regard, et la quête se déploie dans ce roman d’apprentissage à l’envers et recomposé où la dissection d’un narrateur éclaté porte le sac de peau qui lui sert d’habitacle aux quatre coins de l’univers,  celui-ci étant désormais réduit à un point qui redonne au livre sa dimension d’infini.

Le tour, réussi, s’accomplit en plusieurs boucles, autour d’un mot salvateur : le nom de la danse, prononcé à l’orée du roman et qui revient, danse dont les figures sont une autre métaphore du silence qui aura littéralement causé la logique accidentelle de cet itinéraire tragique et nécessaire ; peu à peu l’écho, la résonance auront pris corps, et ce sont eux qui, à la fin, rendront les personnages à leur solitude amoureuse et vivante, le héros étant passé par tous les états de son exil intérieur pour consentir à son retour, par delà l’occultation de sa naissance et le drame de sa génération mutilée par l’histoire, car tout miracle exige de la méthode.

Qu’il ait fait ou non une analyse, l’auteur semble avoir pris avec lui tout ce qu’une cure aujourd’hui aurait pu lui enseigner. Lui est né ou resté le goût d’écrire des histoires, de régaler la créature supposée exister encore sous l’appellation « le lecteur » qui, le livre fermé, se sera là, délicieusement, perdu, retrouvé et aliéné dans ce passé qui étant à tous n’est plus à personne, sinon à qui se met à la tâche de le construire pour se l’approprier, d’où résulte une dépossession qui peut produire l’enthousiasme – on sait que Lacan s’en méfiait, et Aristote avant lui.

L’analyse – sa discipline – appelle en ce point à une séparation non moins méthodique que cette père-dition orchestrée pour un plaisir hypo-crite qui laisse, et c’est heureux, à désirer.

Elle appelle une exposition des fondements de la position de celui qui fait œuvre et livre au « public » un livre de plus. L’amour de la littérature le nimbe, sans doute. Nous cherchons le point où, la nuée qui enveloppe son servant se raréfiant, nous sera donné accès à celui-là, singulier, à son « vrai visage », selon la formule dont Manguel use.

Profession : romancier. Pour qui, pour quoi ? David Collin creuse en lui, en nous, une attente : le don d’un roman de plus ne saurait être un don gratuit.

 

 

 

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