L’enfant qui vient par Éric Zuliani

Jacques-Alain Miller, dans son intervention du 19 mars annonçant le thème de la prochaine Journée de l’Institut de l’Enfant mettait l’accent sur un type de savoir dont le ressort masqué était en fait la manifestation d’un pouvoir. Suivant la découverte freudienne de la sexualité infantile, il donnait ensuite toute sa place à un autre type de savoir, authentique précisait-il, savoir qui fait dire à Freud qu’il s’enracine dans la pulsion. Il y a donc, comme l’indique Freud ailleurs, « savoir et savoir ».

Cette distinction des savoirs change l’abord d’un certain nombre de phénomènes liés au rapport que l’enfant entretient avec les institutions : école, famille, et plus largement institutions d’éducation spécialisée, rapport qui est uniformisé par le poids que prend la question des apprentissages. Elle permet aussi plus précisément de ne pas se tromper sur ce qui peut amener un enfant à rencontrer un analyste. Bien souvent les symptômes présentés par les parents, prennent l’allure de problèmes scolaires : difficultés de concentration, difficulté à organiser son travail, instabilité, etc. pour lesquels l’enfant consulte parfois déjà un rééducateur. L’intervention de J.-A. Miller opère, me semble-t-il, une rectification précieuse qui nous invite à lire les symptômes sous un autre angle que celui du rapport au savoir réduit à la scolarité et à les considérer plutôt comme le résultat du rapport problématique que le sujet entretient avec les manifestations du pouvoir, c’est-à-dire avec l’Autre.

Cette rectification m’a permis d’apercevoir la ligne de force du cas d’un jeune garçon de 11 ans adopté depuis son plus jeune âge, originaire d’un pays d’Amérique centrale.

Il rencontre depuis deux ans une orthophoniste qui l’aide à ordonner son travail et à améliorer sa concentration : mais les choses n’avancent guère. Alain, incontestablement, peine à l’école, il passe de classe en classe péniblement. Les parents, tous les deux très investis dans une profession libérale s’inquiètent pour l’avenir de leur fils. Que deviendra-t-il ? Ce garçon policé et aimable ne participe cependant pas, dans un premier temps, à la rencontre que je lui propose, jusqu’à ce que la conversation, laissée libre, lui permette d’aborder la principale activité qu’il fait sur fond d’ennui. Ah l’ennui ! C’est bien là un terme qui revient souvent chez les enfants ou adolescents lorsqu’ils parlent de l’école… ou, pire, de l’école à la maison ! Lorsqu’Alain s’ennuie, il photographie les plaques minéralogiques des voitures, depuis la fenêtre de sa chambre. Ce n’est guère l’évasion dont ces plaques feraient promesse qui retient son attention ; non : « Les plaques minéralogiques, me dit-il, ont la particularité d’être toutes semblables, mais chacune, absolument différentes ». Si ce n’est pas là soulever une remarque fondamentale ! Car on va voir que son constat le concerne de près. Peu à peu, en effet, Alain précise ce qu’on appelle son problème scolaire, par l’aveu de ce qu’il pense de tel ou tel professeur : surtout celle qui lui enseigne le français ; la langue maternelle ? On y sent tout le poids du ressentiment chargé, comme il se doit, du leste de l’amour qui donne à sa conduite une orientation non pas de problème scolaire, mais de contestation. « Le français n’est pas un problème : je lis un livre en deux jours et y prend grand plaisir Je lui demande : Ah oui, lequel ? » Il s’agit de Vendredi ou les limbes du pacifique, qu’il adore. Dans un court échange il me le raconte apercevant au fur et à mesure la valeur évocatrice du roman pour sa propre situation. Racontant plus précisément une scène où Robinson veut faire la leçon à Vendredi au nom de l’éducation d’un sauvage, il souligne la rébellion de Vendredi. Il finit par conclure que Vendredi c’est un peu lui et lâche : « À l’école je suis un indigène ; comme Vendredi je refuse qu’on me fasse la leçon. Je lui réponds : tu ne veux pas être un esclave ».

Il fallait ici prendre pleinement la mesure de la position de refus, non du savoir mais du pouvoir, qui l’obligeait à se ranger sous une identification – « indigène » – qu’Alain masquait jusque-là par l’hainamoration silencieuse pour son professeur de français, faisant exister ainsi un Autre par rapport auquel il se vivait comme esclave. Cette identification mise à jour lui permet à la séance suivante de m’apporter avec fierté ses papiers d’adoption. Il les garde par devers lui, les lit souvent ; bref, il en en a fait un trésor et me les montre comme ce qu’il a de plus précieux. C’est en acceptant de les confier comme objet, qu’ils deviennent vraiment aptes à la lecture : il découvre ainsi une double absence qu’il n’avait jamais remarquée : non seulement un blanc concernant son père d’origine, mais aussi un blanc sur son père adoptif qu’il croise quotidiennement à la maison. Le voilà, à présent, « indigène » quant aux événements qui ont présidé à son existence.

Publié dans le N°110 de Lacan Quotidien

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