L’Entrelacs de l’Incarnation par Eric Laurent

C’est l’automne. Bientôt l’hiver. Nous voilà de retour place Tahrir. Vingt-huit morts en trois jours d’affrontements dans les rues menant au Ministère de l’intérieur. Des appels à une manifestation du « million d’hommes » comme autrefois sur le Mall de Washington se fait entendre. Qui prend l’appel en charge ? On ne sait pas très bien. On dit « les activistes ». Une interview hier d’un manifestant actif, chebab courageux qui s’est entraîné en étant leader des supporters au foot. Il semble partisan de la baston pour la baston, contre la police, dans l’esprit PSG d’une époque. A France Culture ce matin, une « blogueuse et activiste », qui vit maintenant en France, dénonce les crimes commis au nom du Conseil militaire. Une autre curieuse « blogueuse nue » revendique un féminisme déterminé. Les manifestants de Tahrir sont asphyxies et visés aux yeux. On déplore des blogueurs éborgnés. Qui sont-ils ? On se souvient que c’est aussi un « blogueur activiste »qui avait appelé à l’attaque de l’ambassade d’Israël.  Sur Al-Jazeera en anglais, qui reprend son commentaire continu des évènements, d’autres « blogueurs activistes ». Ce ne sont pas les mêmes qu’au printemps. Les héros de l’époque n’ont pas duré. L’éphémère est-il un effet collatéral de la technologie ?

Déjà le 31 octobre, Robert Worth soulignait dans le New York Times que les révoltes du printemps arabe n’ont pas produit de grande voix. Il se demandait si, dans ces mouvements, « Le rôle de l’intellectuel peut se réduire à celui de micro-blogueur ou d’organisateur de rue. » Sommes-nous dans une ère post-idéologique où il n’y a plus besoin de figures intellectuelles unifiantes ou de héros ? Le phénomène paraît plus complexe, comme une sorte de paralysie des leaders éventuels. Dès qu’un Conseil se forme, en Syrie, en Lybie ou en Egypte, tout se passe comme si la règle syrienne s’appliquait. « Personne ne veut être accusé de kidnapper la révolution », dit le philosophe et défenseur des Droits de l’homme syrien Sadik Jalal al-Azm Sur le site de l’Express, BHL, après avoir répondu aux questions des internautes, a répondu aux questions de Christophe Barbier. Il constate les difficultés du CNT Lybien à trouver une voix qui puisse vraiment porter. Il évoque un « déficit d’incarnation » et se demande si cela ne répond pas à « l’excès d’incarnation » qui faisait le fondement de la position des tyrans autoritaires, spécialement de Kadhafi. S’agit-il d’une sorte de vaccination préventive du mouvement contre tout leader encombrant ? Cela laisserait la place aux partis ouvertement islamistes dont les candidats mettent leur point d’honneur à s’effacer devant Dieu. Les autres, tyrans, Bachar el Assad, Mubarak, Ben Ali, moins extravagants, pesaient aussi très lourd fantasmatiquement. Les activistes de la place Tahrir le disent bien : seuls les frères musulmans vont voter la semaine prochaine car les activistes ne votent pas pour un candidat, pour un nom. Ils votent pour Dieu. Des manifestants présents à Tahrir s’accomoderaient de Mohammed El Baradei, ou de « n’importe quel civil honnête ». On voit que le « n’importe qui » est un fantasme diffus.

Si l’on pense à l’attrait du modèle turc pour surmonter les paralysies des collectifs issus des printemps arabes, on constate que c’est un conservatisme social entièrement centré sur un homme, Tayyip Erdogan, qui dévoile toujours plus son goût solitaire de l’autorité. Lors de l’affrontement avec les militaires, il a su jouer de son charisme sans aucun embarras. Les automnes arabes attendent-ils leur Erdogan et son « autoritarisme électoral » ?

Ne pourrait-on généraliser le « déficit d’incarnation » apparu dans les révoltes arabes et nous interroger sur les difficultés du gouvernement comme tel à travers les différents systèmes politiques. L’Amérique, la grande démocratie, exceptionnaliste ou pas, se retrouve paralysée. En France, l’affirmation du leadership du candidat de l’opposition n’est pas si facile. En Europe en général, le syndrome se répète. Nanni Moretti l’a étendu à l’Eglise avec son « Habemus Papam ». Le désir d’occuper la place de l’exception, du chargé en dernière instance de l’acte, ne semble pas courir les rues. N’y aurait-il pas là une vaccination générale contre le désir d’occuper la place du Un d’exception ? La passion démocratique serait-elle venue à bout de la « passion du pouvoir » ? S’agit-il là aussi d’une sorte de vaccination contre les leaders populistes des années 1930 ? BHL évoque dans son livre « La leucémie de la mémoire, la grande maladie d’aujourd’hui ». N’y aurait-il pas, dans ce recul devant la responsabilité dernière, comme une mémoire paradoxale : surtout que cela ne recommence pas.

Face à cette atonie du désir des élus, il est d’autant plus frappant que BHL témoigne dans ce contexte de ce que peut produire « le désir du un tout seul, sans mandat représentatif », selon l’expression de Jacques-Alain Miller. Il a su mettre en acte ce que lui-même définit comme « l’avantage de ne dépendre de personne, d’aucun groupe, d’aucune mission (et donc de gagner du temps) ». Ne pouvons-nous pas considérer comme des facettes de la même vérité les différents symptômes des bureaucraties démocratiques. D’un côté, les politiciens nommés ne peuvent que constater leur impuissance (Belgique). De l’autre, les technocrates formés chez Goldman Sachs prennent directement en main l’administration des choses, en court-circuitant le système politique (Italie, Grèce, et bientôt Espagne). . La question insiste, et sur ce point, l’Amérique Latine a trouvé une solution distincte de l’Europe. Ses grandes démocraties ont eu à leur tête des leaders assumant leur fonction (Lula, Kirchner). L’un et l’autre se sont effacés et c’est maintenant à deux femmes d’incarner cette fonction du désir en acte sans laquelle la politique se meurt. Il semble que Cristina réussisse mieux à cette place que Dilma. En europe, l’être-là de BHL résonne dans l’époque car il déplace l’impasse dans l’entrelacs de l’Incarnation.

22 novembre, 19 heures

Publié dans le N°96 de Lacan Quotidien     

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