Quand la science tente de s’emparer du mystère des nouveaux-nés par C. Leguil

Regarder les expressions d’un nourrisson qui n’a que quelques jours est source d’étonnement et de divagations. Comment éprouve-t-il ce changement de milieu, ce franchissement inaugural qu’est la venue au monde, qui fait passer l’être sans transition  d’un Umwelt à un autre radicalement étranger ? Se sent-il angoissé, rassuré, ou lui-même déboussolé en faisant l’expérience de ce changement radical d’atmosphère ? Là-bas, c’était le monde clos, un monde sans lumière mais avec une chaleur constante, un monde sans manque où le petit corps baignait dans l’eau du liquide amniotique en une parfaite adéquation à cette intériorité qu’est le ventre de la mère pour l’enfant. Ici, c’est l’extérieur, l’univers infini dans lequel le nouveau né devient lui-même un corps parmi d’autres entre le néant et le tout, entre le rien et l’absolu. La naissance n’est-elle pas l’expérience inaugurale de la contingence de l’être que Pascal avait si bien exprimé en évoquant l’angoisse le saisissant quand il considérait « le petit espace » que le sujet remplit, « abîmé dans l’infinie immensité des espaces » qui l’ignorent ? « Pourquoi ici plutôt que là », c’est à cette absence de cause ultime qu’on peut rêver en se laissant absorber par le visage d’un petit être qui ne voit pas encore l’autre mais entend sa voix et éprouve la chaleur de sa peau, appréhendant l’existence dans ce nouvel espace dans lequel il est comme jeté soudainement sans repères.

En ces derniers jours du mois de novembre, lors de mon séjour à la maternité où mon enfant venait de naître, je fus arrachée à mes divagations métaphysiques par l’irruption dans ma chambre d’un jeune chercheuse du CNRS, au sourire au demeurant charmant, qui venait me parler de l’étude que son laboratoire de recherche était en train d’effectuer sur les nouveaux-nés. Epuisée par deux nuits sans sommeil, je lui demandais de repasser un peu plus tard, lorsqu’elle tint tout de même à m’exposer sa recherche afin sans doute de ne pas repasser pour rien… Le signifiant CNRS suscitant chez moi une certaine admiration, je la laissais poursuivre et l’écoutais me déployer son objet d’investigation qui portait sur le rapport des nouveaux-nés au langage. L’évocation même du concept de langage éveilla quelques secondes mon intérêt. Il ne s’agissait en effet pas de comportement, d’apprentissage, de réactions aux stimuli divers et variés, mais du langage et donc aussi de la parole. Donc allons-y, écoutons-là.

Cette jeune chercheuse s’intéressait précisément à l’effet des mots et de leurs sonorités sur les nouveaux-nés. Ah ? oui, c’est vrai que cela est bien mystérieux, songeai-je. Je commençais à anticiper sur les questions qu’elle pourrait me poser en tant que mère sur ce que j’avais pu relever de l’effet de mes paroles, de mes petits mots, vocalises, gazouillis sur mon bébé. Mais je divaguais là encore… Il ne s’agissait pas du tout de cela. Il n’était pas question de s’appuyer sur mon expérience subjective et sur la relation que je nouais par le medium de la parole avec l’être qui venait de sortir de mon ventre et n’avait que deux jours, il s’agissait d’exposer l’enfant à quelques mots, dont certains comporteraient des répétitions sonores et d’autres pas, et de voir si l’enfant réagissait différemment à ce qu’il entendait selon que les mots présentaient des redondances ou ne les présentaient pas. Bon.

Mais comment procédait-elle ? « Nous voulons observer les réactions cérébrales de votre enfant face à ces sonorités diverses ». Comment ? ! Déjà ? ! A J2 comme disent les sages-femmes… La science au chevet des nourrissons, prompte à les appareiller, à enregistrer leur fonctionnement cérébral avant même qu’ils ne parlent, avant même qu’on ait eu le temps de faire connaissance avec eux, avant même que ce petit être n’ait aucune conscience de lui-même… Vous voulez enregistrer le cerveau de mon bébé ??? Ah non, vraiment non !, ai-je pu répondre presque en un cri de révolte et d’effroi. C’est avec un grand sourire qu’elle sortit de ma chambre, m’assurant qu’elle comprenait très bien, et ne voulant surtout pas en savoir plus, elle me souhaita une bonne journée…

J’ai été induite en erreur par ce terme qu’elle employât de « langage ». En réalité, il ne n’agissait pas tant du langage en tant que bain de signifiants, de ce langage que Lacan définit comme le lieu de l’Autre, le milieu de l’Autre, l’ordre symbolique qui est toujours déjà là avant même que l’enfant lui-même ne parle et qui s’anime en fonction du désir de la mère, du père, des petits autres qui s’affairent autour du nouveau venu. Non, pour cette jeune scientifique, le langage n’était lui-même qu’un stimulus parmi d’autres, le mot était réduit à sa fonction purement physique de matériel sonore, provoquant des modifications inter-neuronales… Bref, c’était une étude sur le cerveau et non sur le langage, et comme toute recherche sur le cerveau, elle devait s’effectuer sans la prise en compte d’aucun sujet et d’aucun désir.

Une fois la porte refermée, je soufflais de soulagement à l’idée d’avoir pu d’emblée tenir la science à l’écart de mon enfant qui, à peine né, se voyait appelé par l’ordre des choses à devenir un objet d’expérimentation… Et je repensais aux belles pages de Lacan sur ce qui entre par l’oreille dans le Séminaire sur l’Angoisse, énonçant « qu’un rapport plus que d’accident lie le langage à une sonorité », et que tout le corps résonne ainsi à « sa fréquence propre »… Mais là où Lacan s’attelait à saisir le langage et ses effets au niveau le plus réel, la science actuelle croit pouvoir substituer au réel du corps marqué par les signifiants une imagerie cérébrale qui révélerait enfin de façon objective et surtout universelle le rapport de cause à effet entre le mot de l’autre et la réponse du corps… Sans oublier qu’on peut supposer sans trop divaguer qu’une fois l’étude effectuée, il s’agira de confier à la science elle-même la tâche d’établir un manuel bien conçu pour les jeunes mères angoissées, qui leur indiquera les mots adéquats à prononcer pour faire en sorte de fabriquer les enfants les plus aptes à survivre dans l’univers de la souveraineté scientiste. Dans le monde de demain, c’est la fonction de la parole et du langage en tant que constitutifs du rapport à l’Autre et à la pulsion qu’il faudra alors défendre face aux avancées toujours plus volontaristes du discours de la science n’hésitant pas au nom du bien et de la recherche de la vérité à faire irruption dans les chambres des accouchés pour transformer les petits d’humains le plus rapidement possible en exemplaires anonymes au service du nouveau Dieu de notre siècle, le Dieu cerveau, le seul qui a le droit au respect par-delà le bien et le mal…

Publié dans le N°103

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