Premiers échos par Nathalie Charraud

Le professeurWu Qiong vient de publier deux volumes sur « Jacques Lacan. Read your symptoms », en chinois. On peut en suivre la teneur même si l’on ne lit pas le chinois, grâce aux références en bas de pages, toutes renvoyant aux traductions anglaises des Écrits et des Séminaires.

Monsieur Wu m’accueille, accompagné d’une étudiante parlant anglais. Je lui pose la question : « Et vous ? Comment avez-vous écrit sur Lacan sans parler ni français ni anglais ? »

Il m’explique qu’il lit Lacan en français depuis six ans en utilisant un dictionnaire, et qu’il ne parle pas anglais par manque de pratique, mais qu’il le comprend. Je lui fais remarquer qu’il lit Lacan comme nous lisons  Aristote en grec, il me répond que c’est tout à fait cela ! Pour le moment, le français est comme une langue morte pour lui. Mais en me quittant le dernier jour, il m’assure que la prochaine fois que nous nous verrons, il parlera français !

A l’Université du Peuple – Renmin University of China -, il n’est pas le seul à se passionner pour Lacan dans les départements de philosophie. Le professeur Ma a également écrit des articles sur Lacan qu’il étudie, me dit-il, depuis une dizaine d’années. Sa connaissance de Lacan se fait par l’intermédiaire de publications en anglais. Un autre connaît Lacan essentiellement par les livres de Zizek. Ce dernier est venu plusieurs fois à Renmin U. et ses ouvrages sont traduits en chinois.

Il y a depuis quelques temps un désir effréné de traduction dans la capitale et des moyens accrus dans le domaine de l’édition se font sentir. Un éditeur est arrivé avec le dernier livre de Roudinesco dont on lui a demandé d’assurer la traduction en chinois. Je leur explique le manque de sérieux de la dame, que sa méthode d’historienne s’était révélée malhonnête, je leur parle de « Vie de Lacan » de J.-A. Miller. Ils souhaitent aussitôt le traduire rapidement et se préparent à lui adresser une invitation à Pékin !

Le quatrième « spécialiste » de Lacan dans cette université a rédigé une sorte de compte rendu factuel de mes conférences, où il déclare combien ils ont apprécié mon passage là-bas et ce qu’ils envisagent comme suite. Comme il évoque en termes peu élogieux  ses collègues de Shanghai et de Chengdu, Madame le professeur Du Xiaozheng, qui parle couramment le français et qui est à l’initiative de ma venue à Pékin, m’a dit qu’elle allait m’envoyer la traduction de ce texte, mais après l’avoir « arrangé » ! Madame Du dirige le Centre de philosophie étrangère de l’Université de Pékin (Beida), la plus prestigieuse des universités chinoises pour les « humanités », situé sur un campus à l’ancienne où des arbres magnifiques entourent un vaste plan d’eau. L’Université du Peuple est plus récente et se targue d’être « au top » dans le domaine philosophique.

La rivalité entre Pékin et Shanghai est sensible. Chacun de ces messieurs a des arguments critiques envers les autres, envers leurs choix terminologiques surtout dans leurs traductions de Lacan.

Un professeur en sciences sociales pense qu’il faut laisser en français les termes tels que « jouissance », « objet a » , « sujet », « signifiants », « Autre » (Da A, grand Autre), « autre » (xiao a, petit autre), d’autant plus que les mathèmes algébriques de Lacan, tels qu’on les trouve sur le graphe du désir par exemple, s’appuient sur les lettres des termes français. Je ne suis pas loin de penser qu’il a raison.

J’ai donc trouvé à Pékin une grande effervescence chez de nombreuses personnes, en particulier celles qui ont signé le texte que j’ai rédigé à la demande de JAM sur le modèle de celui de Shanghai.

Les étudiants doctorants qui travaillent sur un auteur français – malheureusement le plus souvent dans sa traduction anglaise – pour leur thèse, découvrent l’importance incontournable de la personne de Lacan pour ce qui concerne « la pensée française », les « french studies américaines », les « cultural studies » et  surtout pour les perspectives d’avenir concernant la modernité à construire.  Ceux qui travaillent sur la pensée de Marx ont le plus d’argent de la part du gouvernement. J’ai essayé de leur montrer en quoi Lacan n’était pas marxiste mais que sa pensée était subversive pour ce qui concerne les identifications à des solutions toutes faites, à des identifications pour chaque sujet  données par son éducation, sa famille, et la fonction libératrice que pouvait apporter une psychanalyse.

A Pékin, les universitaires rencontrés ne sont pas – encore ? – sensibles à l’expérience analytique. Le seul endroit où la psychanalyse lacanienne est présente, à ma connaissance, demeure Chengdu où Huo Datong a réalisé un challenge assez remarquable depuis une dizaine d’années. Ses élèves commencent à se disséminer à travers la Chine, parfois en s’opposant au maître. Celui-ci est généralement perçu avec méfiance, voire jalousie du fait qu’il gagne plus qu’un simple salaire d’universitaire. Mais comment un psychanalyste non affilié à la société officielle de psychanalyse pourrait-il ne pas être suspect ?  Malgré les rumeurs qui courent à son endroit, il est partout reconnu comme « le premier psychanalyste lacanien », charge à lui, avec notre aide, de préciser en quoi cela peut consister en Chine.

 Publié dans le N°90 de Lacan Quotidien

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