Jacques-Alain Miller, trentième Foire du Livre de Brive

 

La Foire du Livre, c’est ce moment où des auteurs sont propulsés à Brive par leur maison d’édition, tonalité fusée à poudre. On les retrouve au buffet de la gare pour reprendre le train pour Paris. On leur a tenu le parapluie pendant les jours de pluie, on leur a réservé le billet pour le train des écrivains, le dimanche vers 18 h 30. Lorsque des auteurs à Brive participent à la nuit Marguerite Duras, ils arrivent sur scène dés le départ, prennent le micro qu’on leur tend, ils parlent à partir de ce qu’ils savent.

Jacques-Alain Miller, à Brive, à la Foire du Livre, ce n’était pas cela. Il fut invité particulier de l’organisation municipale, piquée curieuse par quelques collègues du Champ freudien de la région.

Laure Adler, quant à elle, le fit attendre pour venir sur la scène de la nuit Marguerite

Duras qu’elle pilotait, lelaissant ouvrir cette nuit assis dans la salle du théâtre, non loin de Bulle Ogier qui refusera timidement les applaudissements pour ses lectures. Réveil, 22 h 30, la nuit a commencé sérieusement. Jacques-Alain Miller arrive sur la scène bien que ce ne soit pas encore pour lui l’instant de parler, encore une demi heure de mieux ce le sera. Laure Adler se redresse de sa chaise à roulette, car à Brive les chaises de la scène du Théâtre pour la nuit Marguerite Duras étaient à roulette. Lorsqu’il prit la parole, les roulettes qui s’éloignaient un peu ne bougèrent plus

Cet imaginaire qui s’évade dans l’univers durassien, Jacques-Alain Miller allait pointer la langueur qu’on rencontre au moment de rendre hommage à Marguerite Duras dont il fit la connaissance dans un café bruyant, à 16 ans, pour un entretien qui sera publié par lui. Elle, qui avait rencontré Lacan, qui racontait qu’elle disait ce qu’il enseignait sans qu’elle le sache, ce qui agaçait Marguerite, elle, ainsi, était tenue au plus juste de la nuit qui se voulait pour elle, qu’on ne rencontrait pas sur la table de la compréhension, mais dans la tension avec un style qui cohabitait avec la psychanalyse, époque du reste où le discours analytique, par Lacan, cohabitait un peu partout un peu sans cesse. Nuit finie, pluie passée, Jacques-Alain Miller fit étape le dimanche, dessinait quelques éléments d’hier et d’autres d’aujourd’hui, il y avait le discours analytique et ce par quoi ça rend les paroles singulières, ce par quoi ça prend en compte le singulier, ce par quoi ce discours est présent. Deux jours, et le nom de Miller, et le nom de Lacan, inscrits, salles bondées par les univers des singularités, il y avait comme un entourage qui donnerait à cette trentième Foire du Livre une vibration de liens qui laissent un goût de suite à lire. Vie de Lacan. Vie de Miller.

Luc Garcia

 

À cet endroit là du monde [1]

À l’issue de la  30ème foire du livre de Brive, où je suis allée écouter JAM et après avoir écrit quelques mots sur la magnifique Nuit Duras proposée par Laure Adler le samedi soir[2],  j’ai souhaité revenir sur ce que Jacques-Alain Miller nous confia de sa rencontre avec Marguerite Duras – à l’occasion de l’interview qu’il fit d’elle à 16 ans pour la revue de son lycée. Elle lui expliqua alors que ce qui l’intéressait par dessus tout c’était ces femmes qui sont des putains d’elles-mêmes. Voilà un dire qui claqua dans l’air, susceptible de bourdonner aux oreilles un petit moment, même cinquante ans plus tard, visiblement.

Comme le disait JAM lors de cette soirée, une putain de l’autre ça on voit à peu près, mais une putain d’elle-même ? Notons que pour être la putain de l’Autre encore faut-il qu’il y en ait un, et que le sujet noue avec lui un montage qui le détermine. Mais ce que Marguerite Duras appelle des femmes qui sont des putains d’elles-mêmes c’est sans doute d’un tout autre registre. Partons de ça : la putain se vend, c’est l’argent qui, a priori, est l’objet qu’elle convoite. Prenons le personnage de La maladie de la mort, la femme, et acceptons d’en faire un paradigme de la putain d’elle-même. Elle pourrait être payée, mais elle semble partir avant même d’avoir reçu son dû, elle n’est pas mobilisée par cet objet, ce n’est d’ailleurs pas une prostituée. Elle accepte de passer plusieurs jours dans un lit avec un homme qui a besoin de se confronter au sexe féminin de « tenter la chose, tenter connaître ça, vous habituer à ça »[3]. Elle lui sert, sans états d’âme simplement parce qu’il le lui a demandé. Quel est l’objet convoité par cette femme s’il y en a un ? Ce n’est pas plus l’argent qu’un montage masochiste qui supporterait la jouissance d’être la pute de l’Autre.

La putain d’elle-même n’en passe pas par l’Autre pour trouver son être de femme, elle fait passer l’autre par elle hors de tout montage fantasmatique, son sexe est aussi réel pour elle que pour l’autre (dans le cas précis du roman, l’autre en question semble bien avoir affaire au sexe féminin comme pur réel ). Elle ne fait pas du sexe un objet lié à la question de l’amour ou de la pudeur, ces registres restent totalement séparés, de même qu’elle ne fait pas de son sexe un objet qui la concernerait, il y a à cet endroit un indice d’extériorité patent. Un homme veut faire une expérience avec son sexe à elle – car dire qu’il souhaite avoir une aventure avec elle serait en deçà – elle y consent, au fond, comme si son corps, son sexe ne lui appartenaient pas plus à elle, qu’à lui.

La maladie de la mort démontre avec toute la rigueur impersonnelle[4] de Duras que la putain d’elle-même ne fait pas don de son sexe, pas plus qu’elle ne le vend, puisqu’elle n’en dispose pas. Cela ouvre un aperçu sur ce que peut être la sexualité hors de tout semblant, hors de l’Œdipe. Elle est à l’endroit de son sexe aussi étrangère que l’homme qui veut s’y confronter, deux étrangers pactisent pour approcher le sexe féminin et de cette rencontre se détachera un savoir : lui qui ne ressent rien et pleure pendant l’acte sexuel, confronté à un hors-sens complet est atteint de la maladie de la mort. Elle le sait, et le lui dit.

La putain d’elle-même sait radicalement que son corps ne lui appartient pas, elle sait ce qu’habituellement l’Œdipe voile et pondère, de l’insérer dans le registre du don, de la dette. Elle sait quelque chose sur cette maladie du sexe qui a à voir avec la mort. Et elle sait, malgré les  apparences, que de son sexe on ne dispose pas.

Vanessa Sudreau

 


[1] Duras M., « La maladie de la mort », Paris, Édition de Minuit, 1982, p. 9 « Vous dîtes que vous voulez essayer pleurer là, à cet endroit là du monde ».

[2] Voir le blog de l’ACF-MP :  http://acfmp.wordpress.com

[3] op. cit. p. 8

[4] Lors de la Nuit Duras Jacques-Alain Miller situa le style de Marguerite Duras entre « intime et impersonnel »

 

La petite misogynie de Lacan 

« Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne » : on sait combien cette formule de Lacan irrita l’écrivain… qui se plaignait, nous disait JAM samedi soir lors de La nuit blanche M.Duras à Brive, que Lacan lui répétait cela à chaque fois qu’elle le rencontrait  !

 Marguerite Duras n’a pas avalé cet hommage de Lacan rendu à  son oeuvre  dont la musique si singulière donne à  entendre ce qu’aucun savoir de maître ne saurait jamais prendre dans ces rêts :  cette zone d’ombre où une femme s’éprouve comme étrangère à elle – même. Les  femmes qui aiment Marguerite Duras l’aiment précisément pour cela : l’incomparable sonorité de la voix dans l’écriture qui fait entendre ce point d’énigme autrement que dans l’écho un peu usant de la diffamation masculine par quoi cette énigme fait retour ordinairement. Quelquefois dans les formes les plus délicates, bien souvent les pire.

« Quand Lacan écrit quelque chose sur Marguerite Duras, il était amoureux d’une femme qui aimait MD ». Alors à l’évocation par JAM de la « petite misogynie » de Lacan,  les amies de l’écrivain présentes à la soirée ont esquissé un sourire. Rencontre. Vibration dans La nuit blanche.

« Le génie fait les choses sans le savoir », quand Lacan fraie un savoir sur le réel  : voilà, pour JAM, (je cite approximativement, de mémoire) ce qu’il y a à entendre dans l’hommage de Lacan à MD qui reconnaissait  « qu’il avait sorti Lol V. Stein de son cercueil ».

Pourtant, certains propos de Marguerite Duras nous amène, il me semble, à nuancer cette position du génie qui fait les choses sans le savoir.

En mars 1982 lors d’un reportage pendant le tournage d’ « Agatha » à Deauville, MD dit ceci :

« C’est par le manque qu’on dit les choses. Le manque à vivre, le manque à voir. C’est par le manque de lumière qu’on dit la lumière, et par le manque à vivre qu’on dit la vie. Le manque du désir qu’on dit le désir. Le manque de l’amour qu’on dit l’amour. Je crois que c’est une règle absolue »

Et c’est bien sur le fonds d’une perte qu’une création vient à naître.

La voix de Marguerite Duras,  « ce fil de voix que MD maintenait  dans son écriture » (JAM) ,  rencontre là le réalisme de l’enseignement de Freud, Lacan, Miller : « quelque chose qui ne se laisse pas complètement saisir », le réel de la jouissance, que seule une écriture permet de transmettre.

Valentine Dechambre


 

 

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