Ceci est une canne par Jean-Louis Gault

Hôpital psychiatrique de Qingdao

La patiente rencontrée le mardi 25 octobre, était présentée par son médecin, le Dr Dong Jicheng. Il s’agissait d’une jeune femme de 22 ans, suivie dans le service depuis trois ans. C’est sa mère qui l’avait conduite à l’hôpital. Elle s’inquiétait de l’état de sa fille depuis que celle-ci avait quitté le lycée pour entamer des études supérieures. Sa fille avait perdu le sommeil, elle se coupait de tout contact avec les étrangers, elle soupçonnait ses camarades de se moquer d’elle, il lui arrivait de parler toute seule et de rire toute seule.  On avait conclu au diagnostic de schizophrénie et prescrit un antipsychotique, mais le traitement n’avait apporté aucune amélioration, et au bout de quelques mois la patiente avait cessé de prendre ses médicaments. Un peu plus tard elle consulte à nouveau, accompagnée par sa mère. Elle ne  dort plus, elle est anxieuse et elle est toujours dans ses pensées. Elle trouve que son corps ne fonctionne pas bien, tandis que son esprit subit la trop grande pression des études et ne suit plus. On lui propose un autre traitement, qui n’a pas plus d’effet que le premier. On reconsidère alors le diagnostic, on interprète ses phénomènes de pensées dans le registre obsessionnel, on lui prescrit un antidépresseur et un anxiolytique. Là non plus, sans résultat. Son médecin finit par se résoudre à abandonner toute idée de traitement médicamenteux et envisage un abord psychologique de  ses difficultés. C’est le motif de l’entretien de ce jour. Entretemps  la patiente a tout de même réussi à terminer ses études. Diplôme en poche, elle cherche du travail, mais n’en trouve pas. Enfant unique elle est seule à la maison avec sa mère, où elle passe le plus clair de son temps au lit ou devant son ordinateur, à visionner des films ou à écouter de la musique.

Nonchalamment alanguie dans son fauteuil, la patiente répond, d’une voix à peine audible, par de longs commentaires aux questions posées. De temps à autre un très beau sourire, aussi énigmatique que celui de la Joconde, illumine un visage harmonieux et des yeux rieurs. Elle a étudié l’architecture des jardins et l’aménagement des espaces verts. Pourquoi a-t-elle choisi cette spécialité ?« Parce qu’elle aime être à l’extérieur où l’on peut respirer de l’air frais. Cela correspond à son caractère. Elle aime voir les choses de haut et regarder la terre. C’est un métier où l’on peut faire des dessins sur ordinateur et donner son travail au professeur. On n’a pas besoin de parler avec les autres ». Déjà à l’école elle ne cherchait pas à avoir des amis. En avoir ou pas l’indifférait. Elle n’a jamais été amoureuse et n’a pas de petit ami. Selon elle les Chinois n’ont pas de grand besoin. D’ailleurs être amoureuse ou pas, pour elle c’est pareil,  et elle ne fait pas de différence entre avoir un petit ami et ne pas en avoir.

Son père travaille comme chauffeur. « Il est chauffeur de la navette blanche. Il travaille dans l’entreprise de produits chimiques d’un ami. C’est comme le bus n° 2 ou le 316, on a changé de modèle, mais lui c’est l’ancien modèle ». Dans ses études elle avait des difficultés en mathématique où elle n’arrivait pas à comprendre les nombres premiers. En littérature, elle avait du mal avec la langue ancienne, qu’elle s’obligeait à apprendre, mais qu’elle ne comprenait pas. Elle ne s’explique pas ses rires, elle essaye de les contrôler mais n’y arrive pas. Elle pense qu’il y a un problème, et que la tête va se séparer du corps. Au niveau du corps, c’est la circulation de l’air dans les poumons qui ne va pas. Elle n’arrive pas à expulser l’air vicié, qui s’accumule à l’intérieur et l’oppresse. C’est pour cela qu’elle se sent nerveuse et stressée. Il y a deux choses qu’elle voudrait souligner. Sa mère lui dit qu’il faudrait qu’elle parle plus en famille. C’est là qu’il y a une difficulté qu’elle entend préciser. Sa mère parle beaucoup, en utilisant trop de mots et des mots compliqués. Elle, ce qu’elle voudrait c’est qu’on lui parle avec des mots plus courts et plus simples, ou qu’on lui donne des directives claires. Elle ne s’intéresse pas à la logique et n’aime pas les choses profondes ou les énigmes. C’est pour cela qu’il faudrait trouver des mots neutres pour simplifier le sens. Il y a, par exemple, une énigme qu’elle ne comprend pas, c’est celle du sphinx. A la question de savoir ce qu’est la chose qui le matin a quatre pieds, le midi deux et le soir trois, répondre par un être humain, parce le matin c’est un bébé qui marche à quatre pattes, à midi un adulte qui se dresse sur ses deux pieds et le soir un vieillard qui se déplace avec une canne, ne la satisfait pas. Elle n’est pas contente de cette réponse parce qu’une canne ce n’est pas un pied. Le résultat est ambigu, en fait on ne peut répondre ni par oui, ni par non. C’est le genre de chose qu’elle n’aime pas. Pour elle « un écharpe est une écharpe. Un pull est un pull ».

La seconde chose qu’elle n’apprécie pas c’est l’usage de l’ « ironie ». A ce propos, l’interprète remarque le mot qu’emploie la patiente. Elle signale que c’est un mot inhabituel.  Elle précise qu’il y a en chinois deux mots. Le premier c’est feng ci, « la raillerie, la satire, la moquerie, la caricature, le sarcasme ». C’est le mot qu’on utilise couramment. Il y a un autre mot, fan fen, « l’ironie » proprement dite. Ce mot a un sens plus fort que le premier, et  appartient à la langue littéraire. Il consiste à dire exactement le contraire de ce que l’on pense. Nous dirions qu’il désigne l’ironie radicale, celle à laquelle Lacan a donné toute sa valeur dans la clinique de la schizophrénie. C’est ce second mot qui a été utilisé par la patiente, pour s’en plaindre.

Peu après nous avons conclu l’entretien en l’invitant à poursuivre ce dialogue avec son médecin.

Au cours de discussion, les participants ont d’emblée identifié le plan où se situaient les difficultés de la patiente. « La malade a eu des problèmes pour communiquer avec vous », « ses réponses ne correspondent pas toujours à vos questions », « sa façon de parler est compliquée », « elle a des problèmes d’ordre linguistique, elle parle dans un registre soutenu, comme quand on écrit, elle fait des phrases complexes et utilise des mots recherchés », « elle a un problème de logique ». En réponse à ces observations on a cherché à faire valoir que ses problèmes de communication, son trouble linguistique, ses difficultés à s’inscrire dans le système question-réponse dans la relation à l’interlocuteur, ses problèmes de logique, son usage du registre de la langue écrite en lieu et place de la langue parlée, devaient être rapportés le plus généralement à sa pratique de la langue. C’est-à-dire à son rapport à la parole, où sont nécessairement distingués les plans de la langue parlée et celui de la langue écrite, et où se déploie le registre de l’interlocution. Nous avons souligné à quel point il était remarquable que la patiente ait su isoler avec une grande clarté le fondement de ses difficultés en signalant l’obstacle qu’elle rencontre quand elle est confrontée à la pratique de la langue par son interlocuteur. Le discours de l’autre lui apparait opaque ou énigmatique, elle ne comprend pas le sens des mots qu’il utilise, elle ne saisit pas le sens de ses paroles. Bientôt il n’en émerge plus qu’un vain bavardage, dont elle aspire à sortir par l’appel à des indications univoques et l’emploi de mots neutres qui dissipent les obscurités du sens.

L’autre point que nous avons relevé est, dans la pratique de la langue, la proscription de la métaphore prononcée par la patiente. Nous avons noté que pour se faire entendre elle s’était référait à un récit mythique, celui de l’énigme de la sphinge, où le locuteur est confronté à un système de question-réponse. Elle avait ainsi saisi dans ce récit fondateur la racine de toute interlocution, l’opposition question-réponse, en chinois wenti / huida, que nous avons proposé d’inscrire au tableau. Au moment de rédiger cette chronique, il nous revient que dans son analyse du mythe freudien, Lacan avait emprunté cette voie de la structure pour rendre compte du drame d’Œdipe. « L’important est qu’Œdipe a été admis auprès de Jocaste parce qu’il avait triomphé d’une épreuve de vérité (en l’occurrence l’énigme de la sphinge) », indique-t-il p. 135 de son séminaire de « L’envers de la psychanalyse ». Il poursuit en mentionnant que si Œdipe finit très mal, c’est parce qu’il a absolument voulu savoir la vérité, et ceci au mépris de la loi du langage qui prescrit que nul maitre ne peut savoir toute la vérité.

Notre patiente note l’usage de la métaphore incluse dans la structure de cette interlocution primordiale, en quoi elle dénude la matrice métaphorique de tout discours. C’est précisément ce dont elle ne veut pas. Pour elle, « une canne est une canne ». Elle témoigne par là que, sans doute pour elle tout le symbolique est réel.

Nous avons souligné en quoi la métaphore était au fondement de toute pratique de la langue. Les premiers mots de l’enfant sont d’emblée pris dans cette dérive métaphorique qui ne cessera plus, au point qu’elle est une condition de tout usage de la parole. Les difficultés de la patiente à apprendre, à comprendre, à parler avec les autres, sont les conséquences de son rejet de tout emploi métaphorique des mots de la langue. Son impossibilité à aimer, qui a frappé les participants chez cette jeune femme de 22ans, est elle-même directement tributaire de cette prohibition de la métaphore. Il suffit de penser en effet que l’amour implique la parole, que la parole d’amour emprunte volontiers les voies de la métaphore, et que la poésie, qui fait largement usage de métaphores, n’est jamais absente de la relation amoureuse. L’amour lui-même est métaphore, avons-nous poursuivi. En chinois la formule la plus courante pour s’adresser à l’être aimé est « mon cœur ».

L’emploi par la patiente du mot peu courant fanfeng, pour dire sa sensibilité à l’ironie, a été aussi relevé par nos interlocuteurs du séminaire. Il dit à quel point cette ironie sape les fondements de la langue chez notre patiente et menace sa pratique de la parole. Il restait en conclusion à dégager pour le médecin, une indication dans l’abord de ces difficultés. On a tenté de proposer la voie étroite d’une interlocution prudente avec elle, qui tiennent compte des impossibilités qui avaient été aperçues au cours de l’entretien, pour lui permettre éventuellement de nouer une nouvelle alliance avec la langue, où elle serait moins sous le joug de l’aliénation signifiante.

Publié dans le N°84 de Lacan Quotidien 

Chronique n°1 publiée le samedi 29 octobre, Lacan Quotidien n°73.

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