À la Fondation Cartier : une Conversation avec l’Univers

par Catherine Lazarus-Matet

Lacan, dans ses conférences à Sainte-Anne, évoquait le symptôme de l’incompréhension mathématique comme « conditionné en somme par l’amour de la vérité pour elle-même (…) », ceux qui en souffrent éprouvant « un certain vide senti sur ce qu’il en est du véridique de ce qui est articulé » (J. Lacan, Je parle aux murs, « De l’incompréhension et autres thèmes », Seuil, Paris, 2011, p. 56-57). Mais, pour d’autres, c’est la vérité d’une démonstration qui est un gain sur le mystère.A la Fondation Cartier, l’on rencontre quelques-uns de ces étonnants « accros au plaisir de comprendre », comme le dit Jean-Pierre Bourguignon : « La beauté, la joie des mathématiques, c’est qu’on ne comprend rien et, d’un coup, ça peut avoir un sens ». « C’est une sensation qui n’a pas de prix ». Et il n’est d’ailleurs pas si fréquent qu’un lieu voué à l’expression artistique mette à l’honneur les mathématiciens, et les mathématiques, dont le lien à l’art n’est pas à démontrer, si tout est nombre. C’est donc une promenade assez rieuse dans ce que Cédric Villani appelle « romance mathématique », qui souvent prend un tour d’obsession.

L’exposition Mathématiques. Un dépaysement soudain, proposée par la Fondation fait se rencontrer artistes et mathématiciens, ceux-là (Raymond Depardon, Claudine Nougaret, Takeshi Kitano, David Lynch, Patti Smith, Jean-Michel Alberola, Beatriz Mihazes, Hiroshi Sugimoto) allant visiter le monde de ceux-ci, lesquels sont animés,  et pour certains transcendés, par le mystère, comme l’énonce Gromov, de la structure mathématique (Sir Michael Atiya, Jean-Pierre Bourguignon – l’un des commissaires de l’exposition-, Michel Cassé, astrophysicien, Alain Connes, Carolina Canales Gonzales, Giancarlo Lucchini, Nicole El Karoui, Misha Gromov, Cédric Villani, Don Zaglier et Silke Wimmer-Zagler). La joie relève du plaisir singulier qu’il y a à attraper des morceaux  de vérité. Steven Weiberg, physicien spécialiste de la complexité de l’univers invisible, le dit à sa façon : « L’effort consenti pour comprendre l’univers est l’une des rares choses qui élèvent la vie humaine au-dessus du niveau de la farce et lui confèrent un peu de la dignité de la tragédie ».

Les artistes mettent en forme l’empire du nombre : le feu, régi par le nombre, ainsi qu’une vidéo de David Lynch l’illustre ; la curiosité artificielle de petits robots qui s’offrent à inventer un mode d’échange vocalisé entre eux et avec les visiteurs ; les images de Depardon, toujours à son habitude, en plans fixes, avec ce grain particulier, donnent une force à ses portraits habités par les chiffres ; Kitano invite à se faire mathématicien ; Patti Smith chante un air qui accompagne le trajet de l’infiniment petit à l’infiniment grand ; Sugimoto fait exister une courbe négative constante, à l’infini. 

Laissons les commentaires éclairés aux spécialistes pour prélever simplement  quelques réponses offertes par ces chercheurs à une question qui leur a été posée : font-ils des rêves mathématiques (cf le catalogue de l’exposition) ? On peut le deviner, les réponses seront variées, portant la marque de la croyance de chacun en l’inconscient : de l’idée que la question est hors de propos à des rêves sexuels, d’angoisse, des rêves de solution, des brumes complètes, à l’absence de rêves (l’un précise qu’il pense ou dort, c’est tout). Comme Lacan qui situait l’éveil au moment où, effectivement, il sortait du sommeil, et pouvait avoir un bref instant de lucidité, J-P Bourguignon, qui ne fait pas de rêve mathématique, connaît cet éclair du réveil ou une démonstration devient obsolète, ou, au contraire, limpide.

C. Villani relate des rêves, certains très complexes, et note que les mathématiques y sont absurdes. Dans les plus simples, il rêve de mari trompé, de femme qui l’embrasse, dans une atmosphère de perte de contrôle des équations ou de mécanique des fluides. Un de ses rêves le conforte dans l’idée qu’un théorème est bon quand il est élégant. L’élégance est un signifiant cher à ces chercheurs. Elégance du geste mathématique, satisfaction partagée de la réduction de la complexité dans une écriture, même si elle reste complexe pour le commun des mortels. Là, il y a accès à la vérité.

M. Gromov décèle un « arrière-goût » de « parfums mathématiques » dans ses rêves, mais, dit-il, les protéines impliquées dans la mémoire n’étant pas produites pendant le sommeil, elles ne permettent donc pas de se souvenir des rêves! C’est le même qui pourtant cherche le quatrième mystère de l’Univers, celui qui rapporterait la mathématique à l’entendement humain.

N. El Karoui se souvient nettement, non pas d’un rêve, mais d’une angoisse de petite fille devant le zéro, à la fois signe d’une transgression majeure pour une fille et promesse d’une pensée sans limite !

Don Zagier rêve beaucoup et a desrêves très mathématiques. Parfois, dit-il, une vraie idée s’en dégage : une de ses découvertes lui est venue en rêve, sous la forme d’une erreur insistante qu’il a prise au sérieux, une fois réveillé.

On passe donc un très bon moment à voir comment des artistes ont choisi de cheminer dans le rapport chiffré à la vérité.

 


Du 21 octobre 2011 au 18 mars 2012, la Fondation Cartier présente l’exposition Mathématiques, un dépaysement soudain, une création originale conçue en collaboration avec l’Institut des hautes études scientifiques (IHÉS), sous le patronage de l’UNESCO. Pour cette exposition, elle a ouvert ses portes à la communauté des mathématiciens et sollicité des artistes familiers des lieux pour les accompagner et donner ainsi à voir, à écouter, à faire, à penser, à interpréter les mathématiques. En convoquant les mathématiques entre ses murs, la Fondation Cartier fait elle-même l’expérience du « dépaysement soudain » formulée par le mathématicien Alexandre Grothendieck.


 

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