L’exposition Mathématiques, un dépaysement soudain par Rose-Paule Vinciguerra

De cette exposition étonnante présentée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain et destinée à présenter ce qu’est la mathématique pour les mathématiciens, on ressort étourdi. Des artistes ont mis en forme ce que représentait pour eux cette activité théorique par excellence, sur une idée de Misha Gromov, mathématicien franco-russe. Images tournoyantes, sons étranges et chant psalmodié ont été mis en forme par David Lynch sur l’inspiration de peintres, Jean-Michel Alberola et Beatriz Milhazes, de photographes, Hiroshi Sugimoto et Raymond Depardon, de cinéastes comme Takeshi Kitano connu en France mais très célèbre au Japon et bien sûr de la musicienne et poétesse Patti Smith. Une inspiration pour cette manifestation unique?  Peut-être Piero della Francesca dont les figures illustrèrent ses études sur Archimède.

Une étrange euphorie, « d’autres sentiments que les sentiments habituels », naissent de cette rencontre dans la Bibliothèque des Mystères où défilent les grands noms de la science dont les citations s’inscrivent, chancelantes, sur grand écran ( Héraclite d’abord, Platon et Aristote qui ont voulu penser le cosmos, puis les grands découvreurs mais pas tous…). Ce « dépaysement soudain » s’apparente à l’enthousiasme que devait susciter la musique des sphères que les Anciens croyaient entendre avant que l’alethosphère ne vienne rendre celle-ci inaudible. A tout le moins, c’est le Rimbaud des Illuminations qui peut être ici évoqué « Les branches et la pluie se jettent à la croisée des bibliothèques » (« Enfance »).

Au sous-sol, un film fait parler les mathématiciens qui comptent dans notre temps. Ils expliquent ce qu’est pour eux la mathématique avec laquelle ils vivent nuit et jour, « en y pensant tout le temps », comme disait Einstein pour justifier sa découverte de la Relativité. Ce qui frappe, c’est qu’au-delà de l’élément contingent et souvent soudain de ce choix, les mathématiciens, parlant de « la mathématique », ne disent pas tous la même chose. Pourtant, « cette réalité mathématique est tout aussi dure, tout aussi résistante que la réalité matérielle dans laquelle nous vivons » explique Alain Connes, professeur au Collège de France. Mais face à ce réel dont ils jouissent, les mathématiciens forment un ensemble « inconsistant », pas-tout, sans que l’on puisse établir que l’imaginaire ne hante pas leur discours.

Le catalogue édité pour cette exposition fait état des réponses de ceux-ci à quatre questions, dont celle-ci. « Vous souvenez-vous d’un rêve mathématique ? ».  Si pour Platon, « la mathématique flotte comme un rêve » , c’est-à-dire est impuissante à saisir Le Principe même, ici, la question posée peut résonner avec la psychanalyse. Henri Poincaré disait que c’était au réveil que des solutions lumineuses lui apparaissaient. Certains reprennent cette idée. Pour d’autres, ces rêves sont diffus et brumeux. Mais d’autres encore y ont vécu autre chose. Ainsi le rêve de Nicole El Karoui, professeur à Polytechnique : « je me souviens d’une angoisse de petite fille devant le zéro. Il me semblait que ce symbole était le signe d’une transgression majeure, surtout pour une fille : nommer le vide, lui donner de la consistance, même Dieu n’avait pas fait cela. En même temps, ce cercle dont l’intérieur était vide, ce cerceau me semblait l’entrée d’un univers mystérieux, très attractif, promesse d’une pensée virevoltante et sans limite… Alice au pays des merveilles… ». Assurément, il n’y a pas de « monde mathématique » !

Et que le discours mathématique soit fait pour « suturer » la question du désir n’empêche pas Cédric Villani, jeune mathématicien et Médaille Fields en 2010, de laisser échapper « la matematica è un amante difficile ». Propos sans doute à prendre au sérieux !

Publié dans le N°74 de Lacan Quotidien

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