Le combat pour la libération de Rafah, première psychanalyste à exercer en Syrie, résonne en moi en tant que femme de culture arabo-musulmane, engagée dans une analyse – engagée aussi pour la cause de la psychanalyse.
La religion, la culture, la tradition – tout cela ne dit rien de ce que c’est que d’être une femme. Elles répondent : être une femme, c’est être une épouse, fidèle à son mari, et une mère, dévouée à ses enfants – soit ce que Freud avait lui-même mis en avant, tout en ajoutant que cette réponse restait insatisfaisante. Impasse donc. Si les traditions étouffent la féminité, l’écrasent sous la loi phallique, la femme ne se laisse pas si aisément ranger sous un signifiant. Une femme, une jeune fille rangée, étouffe… Le prix à payer pour se conformer à une tradition phallique, c’est de céder sur son désir, son désir de femme. Mais c’est aussi par le biais du symptôme et de la souffrance qu’il y a chance pour la femme de se libérer du carcan traditionnel, en ayant recours à la psychanalyse, afin que puisse émerger pour elle un « devenir-femme » au-delà du regard de l’Autre.

Mon parcours d’analysante a commencé il y a plusieurs années, il n’est pas terminé. L’école fut d’abord le lieu de mon combat pour m’émanciper. Dans son article du 29 Septembre dans le magazine Le Point, Jacques-Alain Miller évoque la place centrale de l’école dans l’accueil des enfants d’immigrés. J’ai été touchée par cette remarque, car mes parents sont nés au Maroc, et sont arrivés en France dans les années 70. Mon père était ouvrier. L’école n’a pas toujours véhiculé pour nous un visage rayonnant de la France, elle a souvent glissé vers les préjugés et la stigmatisation, tenant un discours causaliste, moralisateur, et aussi intolérant.

J’ai eu la chance de faire de bonnes rencontres. Mon désir était de faire des études. Mes lacunes ne m’ont pas empêché de batailler. J’ai tenu tête face à certains profs qui voulaient expliquer mes difficultés par l’analphabétisme de mes parents. J’ai eu assez de volonté pour forcer les choses, et réussir malgré ce discours platement déterministe. J’étais portée par le désir de mon père, qui accordait la plus grande importance à l’école, alors que lui-même n’avait jamais été scolarisé. Il avait une confiance aveugle dans les profs, il nous répétait : « Ecoutez vos professeurs. Si vous ne comprenez pas, demandez-leur de vous expliquer… ».

Je ne partageais pas le regard fataliste de certains jeunes de ma génération, qui disaient « Quand tu es beur, on ne te donne pas ta chance, tu n’as pas de travail ». Je suis entrée en analyse à l’obtention de mon titre de psychologue, poussée, et même contrainte par une urgence subjective. L’effet thérapeutique fut rapide. Je parlais de toutes choses, sauf une : ma religion, ma culture. J’avais peur que mon analyse me détourne de l’Islam et me coupe de mes racines.
Au bout de plusieurs années, je ne pouvais plus différer d’aborder ces thèmes évités, car les symptômes en rapport avec ces significations flambaient de plus belle. Je ne cessais de me plaindre du poids de la famille, de ma relation à ma mère, du lien noué avec mon mari. Mon analyste vint rompre la ritournelle de ces plaintes : « ça ne cesse pas de revenir », me dit-il. Je reçus ce mot très simple comme une claque : je sentis que j’avais du plaisir à me plaindre, que l’envers de la plainte, c’était ma jouissance.

L’analyse leva alors le refoulement qui voilait mon désir de femme, longtemps étouffé par ma culture arabo-musulmane. Je découvrais qu’en voulant aimée par mes parents, en désirant incarner le désir de l’Autre, j’avais cédée sur mon propre désir. L’interprétation de l’analyste me délogea de la place de victime, modifiant du même coup mon rapport à la réalité, aux autres, et à la parole. Je compris que j’étais responsable de ce que je suscitais chez l’Autre.

L’effet fut immédiat. Je m’attelais pour la première fois avec rigueur au déchiffrement de mon inconscient. Je me libérais de mes préjugés, pour donner enfin à l’inconscient une place exceptionnelle dans ma vie. Mes constructions familières volaient en éclats, je vacillais, je plongeais dans une profonde solitude, je menais combat contre moi-même. Mes plaintes incessantes, mes difficulté à prendre la parole en public, et ma phobie des araignées, étaient le signe que quelque chose clochait, que mes idéaux ne tenaient pas le coup face au désir.
Je n’étais jamais à la hauteur des idéaux de ma mère : elle me trouvait trop française, trop rebelle, trop effrontée, elle me voulait plus traditionnelle. Je découvrais qu’en vérité, je n’étais pas une rebelle, même si je m’étais toujours pensée ainsi. Si je commençais par dire non aux demandes de mon père, je finissais toujours par obéir, parce que je cherchais avant tout à obtenir son amour. Ma révolte dévoilait son envers, qui était ma soumission inconsciente au désir du père.

Pour ma mère et pour mon mari, j’étais étiquetée sous le signifiant « musulmane », qui laissait en souffrance mon être de femme. Ce mot ne disait rien de ce que j’étais en tant que femme. Du côté paternel, j’avais attrapé le signifiant « école ». Mon père aimait à dire combien je lui ressemblais, combien il était fier que je réussisse dans mes études, il me poussait à travailler, je m’accrochais à l’école pour lui. L’analyse me fit découvrir que je désirais réussir là où lui avait échoué, être ce qu’il n’avait pas été, et, ce faisant, lui donner une dignité. Pourquoi la phobie des araignées ? La toile d’araignée représentait, d’une part, les mailles du discours de l’Autre, de l’Autre maternel, celui de la religion, mais c’était aussi la castration, le voile mis sur la féminité, sur la castration féminine, qui me faisait horreur.

Partagée entre « française » et « marocaine musulmane », je me divisais. D’un côté, à mes copines d’origine marocaine je ne disais que ce qui était acceptable par la communauté marocaine. A mes copines d’origine française, je parlais ouvertement de mes désirs d’adolescente. Les deux groupes ne se croisaient jamais. Je me sentais incomprise, j’étais tiraillée par ce bricolage. Le choix de mon partenaire portait cette même marque de division subjective : mon mari est d’origine française, converti à la religion musulmane. Le refoulement faisait que je ne voyais en lui que ses origines françaises. La mise à jour de mes identifications au père aura pour effet de me faire quitter les oripeaux identificatoires qui masquaient mon corps de femme. Je gagnais en densité d’être, et aussi en légèreté. Je n’étais plus la femme voilée, terrorisée. Je relisais mon histoire avec un regard nouveau.

Mon désir pour la psychanalyse est devenu un désir décidé. Le poids de la religion, des traditions, ne m’écrase plus, cela fait partie de moi, c’est une boussole qui m’oriente. Je me suis émancipée d’un discours qui jusque-là m’écrasait, et, en même temps, je me suis réconciliée avec lui. Disons que la psychanalyse m’a réconciliée avec les deux parties de moi-même, française et marocaine, longtemps en conflit.
La psychanalyse est émancipatrice. Elle fait de votre singularité une force. Elle éclaire votre désir. Elle dérange votre « Je n’en veux rien savoir », qui fait obstacle au désir. Résultat : en vacances cet été au Maroc, j’ai pu parler à ma famille et aux amis, pour la première fois, de mon travail, de la psychanalyse, et de ses effets. Quelle ne fut pas ma surprise quand j’ai vu combien ils étaient admiratifs, et leurs nombreuses questions concernant la psychanalyse. En même temps, pour la première fois au Maroc, j’ai entendu parler de psychanalyse dans une série marocaine, diffusée sur la chaîne nationale. Cette série mettait en scène un homme venu de la campagne pour rencontrer une psy, une femme analyste, à laquelle il pose des questions naïves, notamment sur le portrait de Freud affiché dans son cabinet. Il consent à la règle analytique, et accepte de parler de ses symptômes allongé sur un divan… J’apprendrais par quelques uns qu’on parle de plus en plus de psychanalyse au Maroc.

Il n’y a pas d’incompatibilité entre psychanalyse et Islam. Ma pensée va droit à Rafah, première psychanalyste à exercer en Syrie, aujourd’hui injustement emprisonnée. Je comprends et je partage son combat. J’ai la chance de le faire en France.

Article à retrouver sur le site de la Revue La Règle du Jeu:

http://laregledujeu.org/2011/10/13/7335/il-n%E2%80%99y-a-pas-d%E2%80%99incompatibilite-entre-psychanalyse-et-islam/

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