Les artistes présentés à La Biennale de Venise d’où je reviens, réduisent tout au réel, font une OPA sur les modes de jouissance brevetés par les instances insanes du discours capitalisto-correct. Ils se font néanmoins un nom avec l’appui général du discours ambiant, dominant ; ils sont aimés, achetés, loués.
Le discours psychanalytique, lui aussi, décomplète, dégonfle les modes de jouir, mais il ne suscite pas de l’amour : plutôt de la haine, une volonté d’anéantir qui ne se dément pas. L’an dernier, on « déboulonnait » Freud. Là, c’est Lacan qu’on assassine. Pourquoi cette hargne contre Lacan, mort il y a trente ans ? Et au delà de Lacan, une haine pour le discours analytique ?
Voyons du côté des passions.
Est-ce d’envie jalouse qu’il s’agit, du désir d’être calife à la place du calife ? ou, puisque le temps n’est décidément pas aux Califes, volonté de mettre l’expert, nom commun, à la place du nom propre ? L’argument vaut pour les analystes, lorsqu’ils se placent en rivaux de leurs maîtres.
Mais l’envie jalouse existe dans tous les champs du savoir. Pourtant force est de constater qu’elle n’y a pas les mêmes effets. La concurrence, la rivalité ne fonctionnent pas de cette manière pour les artistes qui justement se font, avec l’appui général du discours sur l’art, un nom. Ni pour les prix Nobel, ni pour les autorités universitairement reconnues.
Cette différence ne tient pas au transfert qui n’existerait que dans le champ de la psychanalyse. Le transfert est partout et personne n’échappe au transfert. Non, la différence tient à la reconnaissance : acquise grâce au marché pour l’artiste, consacrée par le prix Nobel, distribuée par les institutions académiques. Reconnaissance consensuelle.
Tout se passe comme si la reconnaissance n’était jamais acquise pour les analystes : ils peuvent être connus, sans être jamais vraiment reconnus.
Logique, car le savoir est, en psychanalyse, d’un autre registre. Il tient à la langue commune, à laquelle il est supposé, et non à l’analyste, évidemment encore moins à quelque autorité tutélaire.
Donc il faut ajouter à la jalousie envieuse un autre élément, spécifique à l’analyste et au discours analytique.
L’expert, dans quelque discipline que ce soit, s’il n’a pas de nom, a une fonction: il met le savoir à la place du signifiant maître, en fait un impératif, ou plus exactement une procédure. Voilà pourquoi PROSEMA® est l’interprétation qui tue!
« Hommes de désir », Freud, Lacan suivent le fil de ce “fleuve de feu”, guidés, non par une technique standard, mais par la contingence de l’improvisation qu’est une parole vivante et un discours en mouvement. Ca requiert de la rigueur, ça mobilise bien des champs du savoir, mais exclut le Panthéon, voire ça le fait voler en fumée.
Bien sûr, bien sûr, mais les artistes font de même aujourd’hui et au lieu de les haïr, on les adore. Alors? Pourquoi à l’art, l’amour, à la psychanalyse, lacanienne, la haine ?
Hypothèse en deux points:
1. L’artiste est mis hors jeu du pouvoir. C’est pour le maître une pratique sans conséquence, et même cela contribue à la santé du marché. Certes c’est un produit subversif, mais c’est quand même un produit. Et des produits dévastateurs, la civilisation passe son temps à en mettre sur le marché. L’art interprète aujourd’hui clairement avec les objets a, ne se sert même plus du Père, mais reste cotable. Aujourd’hui l’œuvre est “intéressante”, terme qui s’est substitué au beau. Mais ça continue d’éblouir, et cet éblouissement protège l’artiste de la vindicte du maître.
Lacan, éblouissant, la provoque au contraire d’autant plus.
Car à l’analyste, on prête un pouvoir en même temps qu’on exige qu’il en ait. Mieux, on souhaite qu’il donne la formule de ce pouvoir pour l’utiliser facilement dans le maniement des masses, ce que promettent obligeamment les psy. On en craint aussi les conséquences.
Mais la psychanalyse n’est pas un traitement des parlêtres pour les faire rentrer dans le rang, ils n’y sont que trop, c’est un traitement de l’objet et des modes de jouir, traitement inédit qui attaque, comme l’art, les signifiants maîtres mais fait un tout autre usage de l’objet en ce qu’elle ne permet pas de le récupérer. Par quoi elle a des résultats, spécifiques, donc des conséquences, ce que démontre l’entretien de Jacques-Alain Miller dans le Point. Elle peut prédire, ce qui inquiète, et pas seulement éblouir.
Alors, outre l’envie dont on connaît avec quelle clairvoyance Mélanie Klein faisait un noyau de réel, c’est l’impuissance qui est en jeu dans cette haine de la psychanalyse : celle d’une demande de pouvoir (celui de comprendre, gérer, soigner, contrôler…) adressée à l’analyste, demande qui reste insatisfaite en même temps qu’inavouée. A cette demande, Freud, Lacan… ont répondu, de façon différente, NON, parce qu’il n’y a pas d’autre réponse possible.
Cette objection au service du discours du maître, admise pour l’artiste, n’est pas pardonnée à l’analyste dont on attend qu’il soit au service du père, ou de ce qui en fait aujourd’hui fonction. C’est la racine essentielle de cette haine qui père/dure. La haine envers la psychanalyse lacanienne est donc une ultime convulsion du père : à la place du nom qu’il n’y a plus ou qui s’efface, vient la haine. Elle va proliférer envers ceux qui ne parlent pas comme des ex-père/experts. La formule de l’expert serait alors : celui qui transforme son impuissance face au réel en puissance de nuire dans l’Autre.
2. Mais, le savoir en psychanalyse, ce savoir convoité, jalousé, vilipendé de ne répondre à aucune procédure, ne se paie que d’une livre de chair, il ne s’achète, ni ne se donne, ni ne vole. C’est la différence avec l’art. Car si l’artiste aussi objecte au discours du maître, (Le Pape n’avait pas accepté son portrait par Vélasquez), il permet la récupération de la livre de chair.
Savoir lire Freud, lire Lacan, se paie de la même monnaie. Il ne suffit pas de collectionner ou d’acheter les livres pour pouvoir s’en servir et faire l’expert, ni même l’amateur.
La livre de chair, irrécupérable, est-ce la clef de la haine des non dupes pour la psychanalyse, lacanienne?

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